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« Dans l’épouvante dans la lente espérance du
désert »… OÙ
VONT NOS NUITS PERDUES et autres poèmes d’Alain
DUAULT (nrf
Poésie /
Gallimard, 2015, 310 pages, préface de Xavier Darcos) par Martine Morillon-Carreau
(Poésie/première
64) Parmi
les « poètes français d'aujourd'hui » à qui, le 17 mars 1978,
Bernard Pivot consacrait Apostrophes,
se trouvait invité, aux côtés de Pierre Seghers et Jean-Claude Renard,
un jeune musicologue né le 11 janvier 1949 – Alain Duault –
pour un livre paru en 1977 chez Gallimard et musicalement
intitulé COLORATURE…
Les
mots la musique Nombre de mélomanes se
sont ensuite enchantés de ses émissions sur Europe 1, FR 3, RTL, Radio
Classique. Mais, parallèlement à sa carrière d'homme de radio et
télévision, concepteur de spectacles et événements musicaux, également célèbre
comme chroniqueur musical, essayiste, romancier, Alain Duault est – pour les
poètes – avant tout poète ! Après quelques premières plaquettes, il a en effet
vu la dizaine de ses livres de poésie publiés par Gallimard et, membre
fondateur, avec Michel Deguy et Jacques Roubaud, de la revue Po&sie,
il a reçu, en 2002, le Grand prix de Poésie de l’Académie française, puis le
Prix Mallarmé en 2013. Sa dernière
publication, OÙ VONT NOS NUITS PERDUES
et autres poèmes (nrf Poésie /
Gallimard, octobre 2015) reprend, en collection de poche, celle d’OÙ VONT NOS NUITS PERDUES de 2002, d’abord parue en Collection Blanche. La
nouvelle édition, outre une notice biobibliographique, offre une préface, «
L’imprécateur magnifique », de Xavier Darcos. Intéressante étude d’ensemble sur
l’ouvrage d’Alain Duault (poète, nous dit son préfacier, au « lyrisme […]
généreux et prodigue, quoique saturnien ») elle prend en compte l’ensemble des
poèmes ici rassemblés, incluant donc, comme autres poèmes, ceux des
quatre précédents titres de l’auteur, initialement aussi parus en Collection
Blanche : la trilogie Une hache pour
la mer gelée (2006), L’effarant intérieur des ombres (2008), Ce
qui reste après l’oubli (2010) et,
d’autre part, Les sept prénoms du vent (2013). Une occasion de mieux
apprécier l’unité d’une œuvre poétique particulièrement riche et dense, où la
musique (dans sa plus grande diversité) n’est jamais loin des mots. « Laissez-vous prendre par / Les mains de la
musique » nous conseille ainsi
Alain Duault, pour qui « Écoute
et souviens-toi » devient mot
d’ordre de l’écriture. Parfois, telle formule
d’abord sibylline, renvoie en fait à une chanson : « Écoutez comme
les yeux d’une femme dans la farine» évoque, par exemple,
sur un mode légèrement parodique, celle de Nougaro célébrant les mains
féminines. Au fil des poèmes, le lecteur croisera ainsi Kathleen Ferrier ou –
tendrement évoquées par leur prénom – Maria (Callas), Marlène (Dietrich),
Marylin (Monroe), Édith (Piaf) ; et puis Mozart, Schumann, Malher,
Puccini, le mythique poète à la lyre Orphée, la féerique Lorelei ou « la Jeune Fille
de Schubert », mais aussi Squiban, les milongas, voire – où
l’« on y danse / Tous en rond » telle chanson d’enfance, telle autre comptine
où rôde le loup, voire « une
chanson de rien » jusqu’à
peut-être « hurler / Pour
éveiller les morts » ou,
finalement, simplement « entendre
le silence et l’abeille du soir »…
Toujours est-il que ce
grand flot sonore, souvent lyrique, ne peut – en mots et musique – qu’emporter
le lecteur : s’il vient à y plonger, il ne pourra s’y mouvoir, tel le
« bon nageur » baudelairien, qu’ « avec une indicible […]
volupté » ! La
voix d’Alain Duault est en effet, à maints égards – et c’est
en cela qu’elle nous séduit, nous retient – une voix de puissance
et originalité singulières. Une
mise en espace du souffle poétique Quand
on feuillette OÙ VONT NOS NUITS
PERDUES et autres poèmes, on est
d’abord visuellement frappé par l’unité d’une très personnelle mise en page,
mise en espace textuelle. Après le coup de dés mallarméen, le XXe siècle nous
avait habitués au démembrement de la phrase poétique et du poème, dont les mots
s’égrènent volontiers, en ordre plus ou moins dispersé – sporadiquement voire
solitairement – sur la page. Rien de tel chez Alain Duault : non seulement son
vers occupe le plus souvent la longueur entière de la ligne mais chaque texte
(en particulier dans les poèmes de la trilogie Une hache pour la mer gelée, L’effarant intérieur des
ombres et Ce qui reste après l’oubli), vient s’inscrire dans une hauteur à peu près égale
à la longueur de ligne. D’où ces poèmes d’apparence géométrique, presque
carrée… voire une impression de notation
carrée des poèmes, référant
analogiquement à autant de neumes… Comment alors oublier que l’étymologie de ce
signe musical, utilisé au Moyen-Âge pour noter le plain-chant, renvoie au grec πνεῦμα,
signifiant souffle, émission de voix ? Un rappel – ou un signe – que le
poème se veut, ici en particulier, unité de souffle poétique et / ou vital,
dans la partition de l’œuvre ! Ce qui, de temps en
temps, comme sous le coup d’une émotion trop vive, d’une pensée
particulièrement importante, oblige ce souffle à, étrangement et donc
significativement, marquer le pas, forçant le lecteur à s’interroger sur telle
dislocation imprévue de la syntaxe, voire d’un mot, en particulier en fin de
vers / début du vers suivant, comme dans cet extrait de L’effarant intérieur des ombres : « Je voulais croiser mes mains sur ta nuque te soulever
t’é / Merveiller… » L’étrange coupure du
verbe, « …é/Merveiller », semble ici mimer le mouvement suggéré juste avant,
de « soulever » le corps de la femme aimée, tout en pointant
cette « merveille » de l’amour, si extraordinaire qu’elle mérite le
néologisme : « Merveiller ». C’est que ce souffle
est aussi en charge de dire, suivant l’exergue emprunté à Jean Genet, la
« blessure singulière […] que tout homme garde en soi », cette fêlure
dont témoigne la question du poète : « qu’est-ce
qu’une voix face au calendrier des angoisses » ? Car les mots ne sont peut-être que « les ombres des / Ombres ». Mais le déploiement du
poème réclame parfois toute la hauteur de la page, voire davantage (comme dans
les sept « Hymnes » des Sept prénoms
du vent). L’impression visuelle
produite est, d’emblée, celle d’un flux pressé de parole poétique, d’autant
plus fluide que l’absence de ponctuation engage à poursuivre sans rupture
l’itinéraire du texte, la quête du poème. Aussi,
lorsque, au sein de ces blocs poétiques plus ou moins uniformes, le vers
final, comme dans la section « Les sept visages » des Sept
prénoms du vent, se réduit soudain
à un nom, propre ou commun assorti d’un déterminant, ce contraste
de brusque économie en contexte d’abondance verbale, pousse-t-il
le lecteur à établir une relation (qui de visuelle se fait aussitôt d’équivalence
logique) entre titre et chute du poème : « Van
Gogh » devient ainsi naturellement
(et si justement) « La couleur », « La
chanteuse » « La voix », « Aung
San Suu Kyi » « Un combat »
ou « Munch »,
bien sûr, « Le cri » … Un
tissage serré de fils multiples et mystérieux Aux
antipodes donc de ce que déjà Claudel avait nommé un « Osiris typographique »,
les poèmes d’Alain Duault s’offrent le plus souvent comme les pièces d’un tissu
poétique apparemment sans couture (sans ponctuation) et dont les fils
s’entrecroisent de manière serrée mais aussi très complexe. Et pourtant, lorsqu’on
s’aventure au cœur de ces poèmes, on ne tarde pas, en percevant soudain la
complexité d’un rythme, la polysémie d’une structure, à s’égarer en d’étranges
bifurcations et déroutants chemins
qui ne mènent nulle part, ces
labyrinthiques « Holzwege »
chers à Heidegger, pour mieux se perdre (c’est-à-dire finalement poétiquement
se retrouver… mais nécessairement autre). D’ailleurs, le poète nous en avertit,
« la poésie est une douve / Où
se noyer ». On y glisse ainsi
fréquemment sur d’étranges et poétiques associations sonores où, par une sorte
de syncope sémantique, un mot fait tout d’un coup basculer vers un sens autre
que celui qu’il semblait au départ amorcer : « il affale il a fallu », « tes seins de pêche
de péché », « ton indécence et ton incandescence »… Et, comme en une sorte de monologue intérieur
poétique, l’elliptique, la mystérieuse narration du poème nous entraîne, au fil
de suggestions, allusions, réticences, avec l’apparente désinvolture et
spontanéité des automatismes psychiques, associations oniriques, qui sont en
réalité magistralement orchestrés par un inconscient enté sur (hanté par) les
multiples bribes mémorielles qui ont alimenté l’imaginaire d’Alain Duault,
souvenirs du vécu amoureux (la femme tient une place essentielle dans son
œuvre), des événements de l’histoire – ancienne ou contemporaine – des voyages,
des lectures, des connaissances diverses, toute la riche et vaste culture du
poète… Et le lecteur verra passer, au détour des vers, nombre de personnages
littéraires ou de grands auteurs, chers au poète : Dante et Béatrice, Li
Chang-Yin et son rêve de rêve, Achab, la Sanseverina, Rilke, Conrad, Rimbaud en
« voyageur du Harrar » … Sans oublier la courageuse petite chèvre (de
Monsieur Seguin). Ou, déjà inspiratrice de Breton, Aragon, Saint-John Perse, la
« rue Gît-le-Cœur » l’invitera à poursuivre son mystérieux chemin
de rêve saturnien. Des citations sans
guillemets, totalement incorporées au texte, viennent même parfois s’insérer
dans le tissu du poème, entrelacs, fils rebrodés, soudain immédiatement
repérables comme tels : « la rose
/ Est sans pourquoi »… Mais la
coupe inattendue du vers infléchit ici notre perception de la formule gnomique
d’Angelus Silesius ; comme l’infléchit aussi le souvenir de ce qui
précède, la rose se trouvant sans doute convoquée au poème par le biais
de la couleur rouge des voiles évoquées au début du vers. Le plus souvent
néanmoins, les citations sont légèrement modifiées : « Tendraient-elles l’autre jour » détourne ainsi la douceur évangélique ; de
manière inattendue, la joue s’est faite « jour » mais c’est qu’il s’agira d’avouer « sa nuit vidée »
avant d’en arriver à « la
tendresse » qui clôt le poème.
Quant à la périphrase mélancoliquement métaphorique, « L’échafaud du soir », ne procèderait-elle pas du « soleil cou coupé » d’Apollinaire – dont on retrouvera aussi plusieurs fois
« Le pont Mirabeau », par exemple dans ce clin d’œil « Sous le pont mirez-vous les belles » ou cet autre « Comme
celle-ci est lente mais comme l’espérance est violette » ? Une couleur sans doute appelée par l’encre
évoquée quelques lignes plus haut. Les fils de
l’intertextualité, signes de connivence culturelle, s’entrecroisent ici, aussi
savamment que naturellement : si « la
terre est bleue comme un orage »,
soudain pour les lecteurs d’Éluard découvrant ce vers, l’orage prendra aussi
savoureux reflets d’orange ! Mais
rien d’étonnant que, dans cette poésie – si sensible aux couleurs
– musique et littérature ne soient pas seules à nourrir son imaginaire,
ses mythes personnels qui s’engendrent également à partir d’émotions
plastiques : Georges de La Tour, Giorgione, Véronèse, Tiepolo, Goya,
Turner, Van Gogh (« cette
folie de la Hollande en Arles »),
Magritte, Camille (Claudel), Soulages… Autant d’éléments de
vie, « entrelacs de mémoire
tressée », qu’Alain Duault, alchimiste du verbe, œuvre,
au creuset du poème, à transmuer en pur souffle poétique – celui qui ne tarde
pas à transporter son lecteur dans un univers autre, réenchanté par tout ce qui
fait signe – comme dans l’antique Kabbale… Ce n’est pas pour rien si le livre
se clôt justement sur Les sept prénoms
du vent ni si, symbole d’intégralité
et d’achèvement, « le plus mystérieux des nombres
apocalyptiques » selon Senancour, s’invite au titre de chacune des
sections de cette dernière partie du livre. À l’instar du poète et, devenu
comme lui un « réfugié poétique » fuyant « Ce nœud obscur comme un poing dressé au fond du ventre / Cette
crevasse effroyable » de notre
humaine condition, il pourra indéfiniment poursuivre avec lui ce mystérieux
quelque chose de caché derrière les choses et voyager au sein – cercles
magiques – de poèmes mondes, si pleins néanmoins d’amour, beauté, ferveur,
« correspondances », échos divers, que l’instant de la lecture,
suscitant soudain sous ses yeux de multiples et terribles splendeurs, semblera
magiquement abolir le temps.
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