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Rouge assoiffée

Claudine Bertrand

Ou comment poursuivre avec elle la poésie,  Place Saint-Sulpice et ailleurs…

par Martine Morillon-Carreau  Poésie/première 65 octobre 2016

C’est à Paris en 2013, Place Saint-Sulpice au Marché de Poésie, que j’ai pour la première fois rencontré la poète québécoise Claudine Bertrand. À l’occasion de la présentation de pas d’ici, pas d’ailleurs[1] (nous venions toutes deux d’y être publiées), nous avions été invitées à lire nos textes sur le podium : aussi chaleureuse qu’immédiate, s’est alors révélée entre nous – tant humaine que poétique – une véritable connivence ; raison supplémentaire pour que je souhaite approfondir une œuvre, qui m’avait, d’emblée, paru si riche et si importante.

Polysémique, polyphonique, polymorphe – la poésie…

Parue en effet dès 2011, au Québec, sous le titre Rouge assoiffée, une passionnante anthologie des publications poétiques de Claudine Bertrand avait été éditée par TYPO poésie. Due à Louise Dupré, poète, romancière, auteure d’une thèse sur la poésie québécoise au féminin, professeure à l’Université du Québec à Montréal – qui, dans les quinze pages de sa préface présente, aussi clairement que savamment, le parcours et l’œuvre de Claudine Bertrand – cette anthologie reprend un large choix de textes (sans doute parmi les plus emblématiques) chronologiquement empruntés, de 1983 à 2009, à la quinzaine de recueils alors à l’actif de la poète. Encore faudrait-il évoquer les multiples ouvrages collectifs auxquels elle a participé, sans parler de ses nombreux livres d’artiste, en collaboration avec des plasticiens comme Chantal Legendre, Denise Sabourin, Ginette Trépanier, Denis Charland, Michel Mousseau, Jaros ou Chan Ky-Yut…

En tout, à ce jour, plus d’une trentaine de livres, dont le dernier, Fleurs d’orage (titre programmateur car, on le sait depuis Héraclite « la foudre gouverne toutes choses »), a paru en 2015, aux éditions Henry.

Mais, pour en revenir à Rouge assoiffée, plus particulièrement à ce titre lui-même, ses connotations plurielles et parfois contradictoires disent bien, en premier lieu, la hâte, la frénésie désirante, l’appétit de vivre et d’aimer, la passion, l’érotisme : « Le feu coule de toi en moi, et c’est mon sang » lit-on ainsi dans Le corps en tête. Mais cette rouge et ambivalente couleur d’un sang omniprésent, si elle symbolise la vie quand il irrigue notre corps, signifie au contraire sa destruction quand il est répandu. « Sang le corps » s’intitule ainsi un des poèmes de désarroi d’Une main contre le délire, où la voix est néanmoins retrouvée, mais « en bribes / d’hyperboles ». La colère, la révolte, voire les pulsions de mort comme le tragique souvenir d’un glorieux sang versé, s’associent également à cette couleur : sur les traces des chemins de la Résistance française, la poète parle, par exemple, des « semelles de sang » qui « frôlent nos pas ». Et si, pour Claudine Bertrand, « les alchimistes ne sont pas très loin[2] », comment ne pas  penser également à l’ultime phase
de leur Magnum Opus, œuvre au rouge vers la pierre philosophale, sans nul doute ici du poème, mais souvent, chez Claudine Bertrand, sous le signe – évoqué dans Ailleurs en soi – d’un « soleil de colère [qui] renverse les fontaines » ?

Une polysémie, polyphonie, dont l’orchestration non seulement attise la curiosité du lecteur mais retient aussi durablement son intérêt – la variété des formes poétiques dans lesquelles s’inscrit l’ensemble de l’œuvre n’y contribuant pas peu. Si elle se déploie toujours sous le signe hautement revendiqué de la poésie, celle-ci peut en effet emprunter des formes très diverses. Celle du récit d’Idole errante (1983), du scénario de Memory (1985), des poèmes en prose ou en versets de Fiction-Nuit (1987) comme de La dernière femme (1991), aussi bien que de recueils en vers libérés – souvent de brusques « éclats de vers » selon une formule d’Ailleurs en soi – comme par exemple dans Jardin des vertiges (2001), Nouvelles épiphanies (2003), Chute de voyelles (2004), Pierres sauvages (2005), Autour de l’obscur (2008). Sans que la poète s’interdise bien évidemment non plus d’associer vers libérés plus ou moins longs, versets, prose poétique, comme dans Le corps en tête ou dans Ailleurs en soi (2006).

Un parcours poétique aux méandres de l’existence :

Chez Claudine Bertrand, pour qui le poème est le « lieu de mise à nu de l’histoire personnelle liée au kaléidoscope de l’Histoire », les mots viennent bien en effet du tréfonds de l’être, de sa chair, de son sang. Parce que – réponse au vide et à l’inquiétude intérieure, comme le dit si justement Alain Mabanckou – « la poésie commence à sourdre lorsqu’elle croise les méandres de l’existence du poète ».

Or, l’enfance personnelle de Claudine Bertrand s’est d’abord trouvée indélébilement marquée, à la fois par l’abandon de la mère et la violence paternelle. Des stigmates qui s’impriment, en retour et creux cicatriciel, dans l’écriture d’une poésie vigoureuse, sans complaisance comme non dénuée non plus parfois de cette cruauté évoquée ainsi dans Autour de l’obscur : « toute la cruauté / Que l’on cache / Dans l’oreiller / De l’insomniaque » quand, à propos de la mort désirée de son père, elle formule par exemple ce souhait dans La dernière femme : « je veux des couleurs tendres pour mieux te haïr père quand je reviendrai remuer tes cendres ».

D’où, sans doute, cette poésie forte, sans afféterie ni ornement superflu, une poésie de fragments acérés, livrés par bribes, avec une réticence pudique. Une écriture trouée, en « morcellements éclats » (selon une formule de La dernière femme) et qui paraît souvent comme énoncée au bord des larmes, pour dire tout ce qu’elle a à dire de notre humaine condition, avec sa lucidité grave. Ainsi lit-on dans Chute de voyelles : « Apprend-on à mourir  // Si ce n’était que cela / depuis l’origine » ; affleure alors, en conséquence, une angoisse douloureuse, que la poète va exprimer en des métaphores au plus près du ressenti. En témoigne par exemple le chiasme de ces si justes images empruntées à Nouvelles épiphanies : « Mouches dans la bouche / dans la gorge nœuds d’orage ».

De la force, il en a fallu à la femme – et beaucoup en effet – pour surmonter le malheur originellement infligé à l’enfant blessée, afin que l’écrivaine adulte le transmue en pure puissance créatrice. Car, fort heureusement pour la poésie, elle a d’emblée ressenti, comme dit dans À 2000 années-lumière d’ici, une inextinguible « soif de mots » et jusqu’à, dans Pierres sauvages, « lécher la pierre / pour étancher la soif» ! C’est bien par cette quête passionnée, assoiffée des mots, que la poète a, pour échapper à la menace du naufrage, trouvé son île et son refuge. Ce qui au départ n’était certes pas gagné, tant la douloureuse intensité de la soif risque parfois d’aboutir à une noyade irrémédiable, comme dans Jardin des vertiges (composé lors d’un séjour dans le sud de la France) : « Assoiffé / au milieu du fleuve / un arbre s’est noyé »… Tant est vive aussi la sensibilité à fleur de peau de l’auteure : « Un mot… un seul / peut infliger / une fêlure irréparable », selon Chute de Voyelles.Mais cette île, il lui faudra en tout cas – « Voyageur debout / c’est vers loin / que tu marches », comme le dit Pierres sauvages –zne jamais cesser de l’explorer (« Je cours après le temps sans arrêt. Je cours après l’espace » nous avait-elle révélé dès Idole errante) et jusqu’en ses grottes les plus profondes, les plus secrètes. Pour elle, d’ailleurs, selon une interview accordée à L’Express d’Outremont : « Chaque poète est un spéléologue de la langue ». Ce qui pointe la nécessité poétique de creuser, fouiller sa propre langue « pour extirper le verbe / du verbiage / du vacarme » comme il est si bien dit dans Ailleurs en soi, et jusqu’à l’exigence, formulée dans La dernière femme, d’« une voix plus près de l’origine ». Avec trois grandes périodes à repérer dans son exploration, sa progression, son œuvre, conçue comme un véritable parcours initiatique : de 1981 à1991, la quête de l’amoureuse, de 1991 à 2001 celle de l’Autre et à partir de 2002, la « quête d’une quête du futur, un futur intérieur »

Des « bruits de mots sur la page de l’histoire» …

Si dures néanmoins qu’aient pu être certaines expériences de vie, si brutale la « tempête de sang » évoquée par Chute de voyelles, « La douleur traverse la carcasse / et la rend au corps de poésie ». La victoire revient donc finalement au poème, à l’écriture, qui permettront, selon la belle formule paradoxale de ce même recueil, de « se soustraire au fardeau de la réalité / tout en restant au plus près d’elle ».

Or, au sein de ce réel que la poésie tente de décoder, Claudine Bertrand réserve une place privilégiée aux pierres, objets (ou plutôt sujets) d’une prédilection particulière, qui lui fait d’ailleurs affirmer dans Pierres sauvages : « Qui n’a pas aimé les pierres  // N’a pas aimé ». Et, même si la recherche, aussi problématique qu’obstinée, de soi-même comme d’une voix propre « entre moi et je », évoquée dans La dernière femme, a pu engendrer beaucoup de douleur, la poète, profondément engagée dans son temps, ne dissocie jamais quête personnelle et attention au monde, aux choses, aux êtres, à l’Histoire.

L’intérêt, d’abord, pour la spécificité d’une modalité féminine d’habiter le monde et de la dire, se manifeste bien sûr avec une acuité particulière dans le recueil précité, qui rend hommage à ce « F majuscule de Femme » et pousse l’auteure à constater : « je suis une perpétuelle voyelle dans ce paysage sans limite ». Difficulté ontologique également pointée par À 2000 années-lumière d’ici, avec ce « E muet / qui parle », ce qui, pour l’exploratrice de la langue, passe nécessairement par une soudaine et révolutionnaire entorse à la tradition orthographique patriarcale comme, dans La dernière femme, ce : « Je luie écris le journal de l’inaccessible ».

Mais, puisque « en cette commune terre / qui tangue », actuellement « Tout se désagrège en Occident », l’Autre et l’Ailleurs, leurs différences, apportent en revanche un espoir de ressourcement, d’où cette chaleureuse et revigorante « Passion Afrique » évoquée dans un recueil du même nom, paru en 2009.

Quoi qu’il en soit, la poésie de Claudine Bertrand, qui l’a revendiquée dès Idole errante, manifeste une indiscutable et originelle « jubilation de vivre » : « l’été a saveur / de grands crus » lit-on encore dans Jardin des vertiges. En même temps et consubstantiellement jubilation d’ « accueillir ce qui surgit », elle irrigue jusqu’aux pages les plus sombres de sa poésie, en une généreuse et enrichissante vocation poétique à l’ouvert de ce qui advient. C’est ce qu’exprime en particulier Passion Afrique et, de le dire poétiquement permet à la poète de  surmonter

peut-être jusqu’à cette « fêlure du monde » dont parle Le corps en tête. Des qualités qui ont pesé pour l’attribution du prix Alexandre Ribot à Claudine Bertrand, lors du Marché de Poésie 2016.
 


Chaque année j’attends donc, avec la même impatience heureuse, cette semaine Place Saint-Sulpice, où retrouver les amis des livres et revues poétiques, au nombre desquels maints poètes depuis des années connus, aimés, si proches et venus parfois de si loin – du Québec par exemple… mais où aussi, sous les auspices du hasard, découvrir quelque nouvelle amitié, nouvelle voix : forte, obstinée, une « voix qui renonce à se taire » selon les mots justement de Claudine Bertrand dans Passion Afrique. La sienne aussi. En espérant – n’en déplaise au cher Georges Pérec et magie de la Poésie oblige (cette Poésie qui, ni d’ici ni d’ailleurs, peut au contraire et tout à la fois d’ici ou d’ailleurs nous advenir) – qu’aucune Tentative d’épuisement [de ce] lieu parisien enchanté n’aboutisse jamais !

Claudine Bertrand a la gentillesse de confier à la revue des poèmes inédits que nous préférons ne pas joindre afin de préserver ses droits


[1] . pas d’ici, pas d’ailleurs, anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines, pilotée par Angèle Paoli, Sabine Huynh, Andrée Lacelle et Aurélie Tourniaire (Voix d’encre, 2012).

[2] . In Le corps en tête (L’Atelier des Brisants, 2001, Prix international de poésie Tristan Tzara).

[3] . in Passion Afrique


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