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« À plus hault sens interpréter… » Jean Celte

 (par Martine Morillon-Carreau, Cahiers de la Baule, n° 81)

          Parcourant dans Situations III (paru en 1949), le paysage poétique de Mallarmé aux Surréalistes, Jean-Paul Sartre y voit mise en œuvre une véritable entreprise d’« autodestruction du langage » où les mots « s’allument réciproquement de leurs incendies et tombent en flammes ».  Comme si les poètes avaient ainsi trouvé à accorder leur parole avec notre monde : n’est-ce pas, selon la formule d’Yves Bonnefoy et pour nombre de nos contemporains,  la terre elle-même à présent « qui s’en va » ? Il faudrait bien alors rendre compte de cet avènement du délitement, de l’effritement, de la décomposition, du vide ! « En rendant les mots fous,  nous dit encore Sartre,  le poète nous fait soupçonner  par-delà ce tohu-bohu qui s’annule de lui-même d’énormes densités silencieuses ; puisque nous ne pouvons pas nous taire, il faut faire du silence avec le langage ».
        Silence accompagnant, prolongeant, une énigme des mots ; celle que met si souvent en scène cette mouvance du moins de la poésie contemporaine qui ne relève pas de la « poésie du quotidien » (encore que - mais c’est une autre histoire -  le « parti pris des choses » sous sa simplicité lisse, son apparente objectivité, sa transparence affichée, recèle parfois beaucoup plus d’opacité, de mystère, d’implicite dans les marges, qu’il n’y  semble d’abord paraître) : ou, héritage de Mallarmé, Rimbaud, Saint John Perse, la fréquente énigme du texte poétique contemporain comme miroir et figure de l’ énigme du monde.
         Car tel est bien l’effet premier de l’énigme dans le texte ; l’effet du texte énigmatique : « Faire du silence avec le langage ». L’énigme − l’énigme du texte dont la langue fait d’abord énigme, entoure les mots d’inextricables buissons de silence. Silence autour du bruit des mots : opacité du texte énigmatique, brouillard ou buisson, l’apparemment impénétrable !
      Et ainsi, avec l’impression première d’être brutalement arrêtés en lisière de ce qu’il importerait pourtant de pénétrer plus avant,  entrons-nous en poésie avec Jean Celte ; en poésie et en énigme: « Clin pour le croît – clin ? c’est penchant / À deux sources-à-langues (lois) » trouverons-nous par exemple aux vers 48-49 de  « livre est », premier des trois temps du « psaume » « Qu’d’ivin ! ou l’arbre-droit » (Cahiers de La Baule 79/80, pages 1 à 3). Phrase  énigmatique s’il en est, et modeste part de l’énigme globale du  poème, d’ailleurs perceptible dès le titre… Mais ce silence qui s’instaure autour du secret des mots est-il de même nature que celui né du désenchantement mallarméen initialement évoqué? Il faudra bien sûr avant de répondre à cette question tenter d’en élucider quelques autres.
         En premier lieu que sont donc ce « clin » et ce « croît » ? À quoi peuvent renvoyer ces « deux sources-à-langues » ? Comment interpréter la parenthèse « (lois) » ? Comment s’articulent syntaxiquement les deux vers ? Un échantillon des interrogations qui s’offrent au lecteur, après plusieurs autres, mais qu’il semble , si l’on veut bien prendre ces vers comme angle d’attaque, particulièrement intéressant d’explorer, compte tenu des nombreuses occurrences du « clin » et du « croît » dans les poèmes de Jean Celte.

     Or ici, comme d’ailleurs dans le reste du poème, la musique du texte, en ses jeux rythmique et mélodique, ainsi que l’ indice visuel, typographique, de l’italique, sollicitent d’emblée l’attention : il y a bien là appel au lecteur ; quelque chose à interpréter, décrypter, « traverser » ; un lexique, une syntaxe, qui résistent certes, mais vers un (le, les) − du sens, à atteindre. L’impénétrabilité même du texte contraint de s’y arrêter ; très matériellement : comme pour se frayer patiemment chemin au travers de broussailles masquant une trace ancienne. Encore faudrait-il, en l’occurrence, mentionner le plaisir du randonneur botaniste découvrant telle liane rare en ce qui faisait initialement obstacle à sa progression…

        En quelque sorte investi par le poète d’une mission à remplir,  le lecteur se sent appelé à devenir limier, détective ; ou plutôt, comme mis peu à peu dans la  position du profane en quête et voie d’initiation : partant de l’appréhension esthétique, du plaisir sensible, musical, que procure le ton souvent incantatoire, voire prophétique de Jean Celte, il n’aboutira à une interprétation plus globale qu’après élucidation de la syntaxe et du lexique.
        Car c’est bien ainsi, par le plaisir musical (rythmique et mélodique) d’une voix singulière, qu’on aborde les poèmes de Jean Celte. Rythme, parce que la récurrence des octosyllabes, faisant comme naturellement suite à l’épigraphe empruntée à Rimbaud « Quand ils auront tari leur chique », ménage – grâce à la mesure syllabique régulière, cadre rassurant autour du contenu énigmatique – une sorte de pôle de reconnaissance, d’ancrage. Presque constante dans « livre est », cette régularité de l’octosyllabe se trouve d’ailleurs à peine rompue dans les vers 10 et 11

« BLANCS OU NOIRS,

BISQU’À TORT CONÇUS, » 

par la variation 4/4 que suggère leur disposition décalée et une typographie où le jeu des italiques et des majuscules force l’attention du lecteur. De même dans 44-45,

            « De probation :

                                                                        en l’époptie »

ou dans 50-51,

            « L’une, d’unique au souffle,

                                                                                    L’AIR, »

seule la typographie invite à dissocier ce qui peut toujours être perçu comme un octosyllabe, même si la disposition sur la page va programmer une diction particulière ménageant des pauses, des insistances, et donc orientant finalement l’interprétation.
        Le cas de « LORS, » isolé entre l’octosyllabe qui le précède et celui qui le suit, et constituant à lui seul le vers 56,  est différent : en accord avec la structure du poème, il y a bien là rupture rythmique, ou plutôt « pont » rythmique entre deux mouvements du texte, en marche vers son ouverture finale, les paroles de l’arbre prophète, un sizain d’hexasyllabes introduit par le vers ­64 : « Ces mots : », vers de deux syllabes, typographiquement centré, lui aussi isolé, et qui ménage ainsi la transition entre octosyllabes et hexasyllabes.

        Plaisir musical tiré du rythme, de la respiration du texte, mais également lié au travail de la ligne mélodique, aux sonorités : si les vers de Jean Celte, libres, ne riment pas à proprement parler, allitérations et assonances y abondent, tissant un réseau serré d’échos sonores, jouant (au propre comme au figuré) avec les répétitions, variations, glissements mélodiques d’un mot à l’autre, d’un hémistiche à l’autre, d’un vers à l’autre. Ainsi dans les deux seuls vers précédemment cités « Clin pour le croît – clin ? c’est penchant / À deux sources-à-langues (lois) » la forte charge sonore des allitérations en [k], [l], [R], [s], et des assonances en [ã], [wa], [u] s’impose aussitôt au lecteur, et le retient ; avant même toute élucidation du sens.
        Le poète pratique aussi la répétition pure et simple d’un vers ou d’un groupe de vers, ce qui, en dehors du traditionnel effet « bis repetita placent », annonce, promet, dans ce contexte énigmatique, par la reconnaissance d’éléments sonores identiques, une sorte de rassurante garantie sémantique. On retrouvera par exemple la totalité du  tercet liminaire « Le Corps d’avant, l’A priori, / Souffle en l’amen, aux bras saisi, / Qui l’ait frappé clame merci ! » aux vers 32 à 34, après la première pause  marquée : « (psaume) », comme amorce du second mouvement du texte ; la répétition jouant ici un rôle de balisage sonore vers la reconnaissance, construction, confirmation d’un sens.

Exemples certes très partiels mais aisément multipliables, et  qui montrent combien la musique du texte, sa mise en page − et, disons-le,  la partition du poème − peuvent offrir un premier fil d’Ariane pour aborder le labyrinthe de l’œuvre.

Car labyrinthe il y a, et certes bien au-delà de la simple métaphore ! Dans la mesure en effet où la lecture s’y apparente vite à une  errance en des « sentiers qui bifurquent », l’image ne s’impose-t-elle pas tout naturellement en tant que porteuse d’une véritable structure latente dès qu’on pénètre l’univers poétique de Jean Celte ?

Pour s’en tenir d’abord au seul domaine lexical, on s’aperçoit qu’au niveau microstructural du poème, voire du vers, comme au plan plus vaste du corpus proposé au fil des Cahiers de La Baule, le poète semble inviter son lecteur à le suivre en ce qu’il faut bien appeler un véritable dédale textuel ; à la fois interne à son œuvre, où les mêmes mots savants, d’autant plus énigmatiques qu’ils s’avèrent le plus souvent absents des dictionnaires usuels, se retrouvent d’un texte à l’autre, s’éclairant cependant ainsi peu à peu mutuellement - parfois d’ailleurs explicitement à la lumière d’une note de l’auteur - mais dédale mettant également en jeu tout un réseau de références implicites externes, grâce aux étymologies savantes comme aux échos intertextuels érudits les plus variés : si je n’ai trouvé le terme « époptie » ni dans le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse ni dans le Robert en sept volumes, le Gaffiot  m’indique qu’ en latin « epopta » issu du grec «εποπτης» désigne l’épopte ou suprême initié aux Mystères d’Eleusis ; et le dictionnaire grec Bailly donne effectivement pour «εποπτεια» le sens de « plus haut degré de l’initiation dans les Mystères d’Eleusis », le GDEL m’offrant au demeurant - directe transcription du grec, une « epopteia » comme « contemplation des mystères », et plus précisément ce « plus haut degré de l’initiation dans les Mystères d’Eleusis ». Mais à cette référence littérale à l’Antiquité païenne du vers 45 le poète associe immédiatement, vers 46-47, la « - teinte émeraude, vision vieille : / mystère non éteint du trône - », transparente allusion à l’Apocalypse de Jean (chapitre 4 verset 3), qui peut bien sûr rappeler également la  Table d’émeraude  de la tradition alchimiste hermétique, gardienne du secret de la création des êtres et de la science des causes de toutes choses.

Va et vient trop fréquent chez Jean Celte pour qu’on  omette de l’interpréter : héritier en cela des humanistes de la Renaissance, le poète se réapproprie la continuité entre traditions antique et judéo-chrétienne, voire islamique, mais il y faudrait ici ajouter au moins un autre univers mythique, celui du monde celtique, sensible par exemple (outre au nom même du poète) dans le vers 59 du texte avec la référence à l’«yv », terme kymrique (comme le précise la note 2 en bas de première page des CLB 79/80) désignant l’if, le plus ancien des arbres selon la tradition irlandaise, et que les Celtes, lui attribuant un symbolisme funéraire mais aussi d’immortalité, utilisaient pour la fabrication de leurs boucliers, arcs et lances.

Mais s’il ne faut nullement négliger tout cet arrière-plan et substrat mythique, culturel, littéraire, religieux, ne doit-on pas aussi se montrer attentif à ce qui constitue peut-être une matrice du texte, très matérielle – sensible – en ce qu’elle relève des sens, la vision en particulier ? Le titre général du poème « Qu’d’ivin ! ou l’arbre-droit », jouant sur l’à peu près sonore, entre le breton « ivin » et l’adjectif français « divin » (le poème  proclame ainsi qu’il n’y aurait « que du divin »)  annonce, au vers 41, « l’arbre est d’écho », puis l’if du vers 59 « D’yv au faîte dont c’est le clin » et le discours prophétique final de l’arbre : n’est-il pas également à mettre en relation, par le biais de la couleur de l’arbre, avec cette « teinte émeraude, vision vieille » du vers 46 ? Ce qui pourrait suggérer ici que  « l’époptie », révélation ultime à l’initié des mystères d’Eleusis, ou tout aussi bien la vision apocalyptique, le « mystère non éteint du trône » d’émeraude, se sont imposées au poète par la contemplation d’un if vert devant lequel il a pu méditer et rêver ? 

L’énigme lexicale cependant ne surgit pas seulement au détour de ces vocables étrangers voire étranges, ou savants, ou des références mythologiques croisées ; elle peut s’insinuer aussi plus simplement, plus insidieusement, dans l’usage inhabituel et détourné ou l’association de termes apparemment plus courants ; entre autres, ce « clin » dont on relève trois occurrences entre les vers 48 et 59 de « livre est », renforcées par l’insistance du vers 60 « - à savoir qu’en haut tout s’incline - » ou ce « croît » qui, lui, n’en comporte pas moins de cinq entre les vers 39 et 63, sans compter l’infinitif « croître » du vers 70, le dernier du poème.

« Clin, c’est cligner, c’est s’incliner, se pencher » note Philippe Cormier dans L’hermétique croisement des regards, (CLB 79-80)  et de nous rappeler le latin « clinamen », l’inclinaison, la déclinaison, déviation, de Lucrèce l’épicurien. Dépassant ainsi le sens le plus courant donné par le dictionnaire : le « clin » d’œil (sans rapport étymologique avec le « clin » qui nous occupe) est un abaissement de la paupière, et rejetant sans doute celui technique du « clin » dans le bâtiment ou la marine, le lecteur sollicité par l’indice visuel des italiques qui font « pencher » le mot dans sa matérialité typographique même, suivra le poète dans l’équivalence affirmée « clin c’est penchant ».

Mais rien ne nous empêche non plus de superposer à cette interprétation physique et philosophique vers un « plus hault sens », celui, littéral du «clin d’œil » familier, introduisant ainsi la fantaisie, l’humour d’une syllepse qui nous guiderait, parce qu’il s’agit aussi de jouer avec le langage, vers une lecture plurielle, une polysémie du poème.

Le terme « croît », quant à lui, relève des lexiques spécialisés de l’agriculture et du droit ; il désigne l’augmentation d’un troupeau par les petits naissant chaque année. Dans l’élevage traditionnel des pays tempérés, le temps des naissances correspondant au printemps, était lié au renouveau des saisons, elles aussi en relation avec l’inclinaison de la terre sur son axe. On comprend mieux alors le sens du vers « Clin pour le croît – clin ? c’est penchant ». Mais le « croît » dans le poème apparaît encore en tant que «croît  d’être» et « croît nouveau, croît en attente », et enfin, en majuscules : « CROÎT À PRÉSENT QU'UN CIEL OBLIGE ». Comment ne pas se rappeler ici l’ordre de Dieu dans la Genèse : « Croissez et multipliez » ? Vie surabondante qui devient pour le poète « manne à bonté, manne à tablée », et signe, comme pour les Hébreux au désert, du « penchant » de Dieu envers son peuple. Or, dans la perspective chrétienne, la manne biblique, nourriture physique tout autant que céleste, annonce et figure la nourriture parfaite, et toute  spirituelle, de l’eucharistie, strate de sens, qui dans la perspective mystique de Jean Celte ne saurait être négligée. Si « en haut tout s’incline », comme le fait matériellement un arbre, ce « clin » peut donc aussi suggérer, par syllepse, le « penchant » du Très-Haut qui depuis l’origine, non seulement offre aux hommes la splendeur du monde naturel terrestre, mais intervient personnellement dans l’Histoire de manière miraculeuse, comme en témoignent la manne providentielle et de façon encore plus éclatante encore, le sacrifice christique. Et sans doute n’est-ce pas hasard si, autour de ce « croît » de la reproduction, et venant renforcer, confirmer l’atmosphère de ferveur religieuse qui anime le poème, semble si opportunément résonner l’écho  des homonymes « croix » et « croit ».

La première énigme lexicale qui semblait, par delà le bruit des mots, refermer le poème sur l’opacité du silence, commence ainsi en s’élucidant peu à peu à le laisser nous parler davantage…Une amorce, qui va nous aider à tenter de répondre à la deuxième question, celle concernant les « deux sources-à-langues », dont le poète suggère  pour « L’une, d’unique au souffle, » son équivalence avec « L’AIR » : évoque-t-il ici la parole humaine, subordonnée à la nature ; tandis que « L’autre » associée à « pontife » puis à son équivalent latin « Pontifex » renverrait allusivement à la parole religieuse, ce que tendrait aussi à confirmer le vers 54 « Son pas portant en Paradis » ? Jean Celte en précise lui-même à ce propos, le rapport explicite « à la démarche de l’Ancien, du Maître qui intime et qui, de Sympathiques à l’Émeraude, fournira les deux arguments, conduira aux deux passages, et par le PONT ! – au sens ».

Le sens de la parenthèse « ( lois) » pourrait alors s’éclairer ainsi  : dans la perspective du poète chrétien l’homme est soumis à la loi naturelle du monde physique comme à la loi religieuse. Les deux « sources-à-langues », l’air qui permet physiquement vie et parole, et le Verbe divin, sont donc deux  «  lois » qui imposent à l’homme un certain mode de fonctionnement physique et d’attitude spirituelle, mais qui manifestent en même temps toutes deux le « penchant » de Dieu pour sa créature  (même si, précise Jean Celte aux vers 20-22, « Dieu […] n’opte / Qu’à raison du meilleur des hommes ») son « clin » donc, figuré en notre monde terrestre par celui de notre planète sur son axe, pour le meilleur « croît » possible : « croît » naturel de la multiplication animale et végétale, et « croît d’être » qui intéresse également la part spirituelle. En enjambant, les vers 48 et 49 matérialisent sur le plan de la versification et de la structure syntaxique le mouvement même suggéré par le terme « penchant » : avoir un penchant à quelque chose n’est-ce pas justement y être enclin ?

Ici donc finalement, nous venons de le voir, malgré tout ce qui résiste initialement, tant au plan lexical que syntaxique, si les mots « s’allument réciproquement » ils ne « tombent en flammes » que pour mieux renaître, à condition – pour reprendre et infléchir un peu la célèbre exhortation de Rabelais – d’ « interpréter » « à plus haut sens » : ne pas en rester à cette opacité d’un lexique et d’une syntaxe, qui nous avait initialement arrêtés, et dont la musique nous avait néanmoins séduits, mais accepter, dans cette poésie figurale, de faire jouer les mots, leur étymologie, leurs dénotations et connotations, leur agencement, accepter le jeu des références internes et externes, des allusions à décrypter ; accepter d’entrer au poème labyrinthe pour que la lecture y devienne aventure, aventure initiatique, et de longue haleine.

Guy Demerson, à propos de l’Énigmaticité de la littérature de Jean Bessière, rappelle qu’une fois l’énigme élucidée, si la question du sens ne se pose plus, demeure en revanche l’interrogation quant au pourquoi de l’énigme. Sans doute en matière de poésie, et surtout de poésie hermétique,  on ne peut guère prétendre à une totale élucidation : serait-il d’ailleurs souhaitable d’épuiser la si enrichissante polysémie du texte poétique ? Il n’en demeure pas moins que, si l’on tente de répondre à cette question sur la raison de l’énigme, on peut estimer que proposer un poème énigmatique, dont l’abord nécessite tout un travail de déchiffrage et déchiffrement, revient bien, peu ou prou, à affirmer et manifester le caractère sacré de la poésie, à affirmer qu’entrer en  poésie ne peut, ne doit être permis qu’à l’issue d’une véritable propédeutique, voire d’une initiation, imposant dans l’ascèse et la patience un bouleversement complet des habitudes de lecture consumériste.

Le projet du poète ici n’est pas simple, puisqu’il s’agit, à partir d’un matériau qui demeure la langue commune (en principe immédiatement porteuse de sens), d’inventer une manière singulière de la mettre en œuvre, seule apte à formuler et figurer la singularité de son expérience poétique et spirituelle. Une posture hermétique qui rappelle celle de Mallarmé, mais au désenchantement, au « drame ontologique » mallarméen s’oppose évidemment,  radicalement,  l’enthousiasme mystique de Jean Celte : étrangère au retrait du divin mis en scène par toute une part des modernité et post-modernité poétiques,  cette poésie apparaît au contraire comme fondamentalement « hiérocentrée », non seulement en raison des thèmes abordés mais aussi d’une conception globale du monde, dont découle justement la poétique de l’auteur. Pour Jean Celte il n’y a « qu’d’ivin », que du divin ; tout est sacré, a fortiori l’exercice de la poésie en charge d’exprimer cette surabondance, omniprésence du « numineux » : ainsi faut-il à ce « hiérocentrisme » thématique inventer pour se dire une véritable langue sacrée, qui subsume les différents héritages spirituels, théologiques et mystiques des Révélations et initiations (mais il faudrait également se pencher sur le rôle de la philosophie dans cette œuvre), vers et par une poésie conçue comme  lieu privilégié de la hiérophanie.


 (Martine Morillon-Carreau, Cahiers de la Baule, n° 81)

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