biobibliographie | recueils | poèmes dits | motscouleurs | sur la poésie | recensions | échos critiques | haïsha haïku | Sac à mots édition | Revue 7 à dire | liens |
Conférence donnée en juillet 2006 à PiriacYves Cosson, une oeuvre poétique « au labyrinthe de
l’Amour »
« Cadre pour
cadre / Le paysage est revenu / Intact / Dans la croisée / Qui fend le soleil /
Comme un gâteau / De fête […] / Le vent a goût de sel / Il a
couru sur les marais / Et sur les lèvres comme / Un ancien goût / De tendresse
rentrée / La page soudain se jette aux vitres / Insecte pitoyable / Qu’un rayon
ras consume / Cet unique machaon / Que n’oseraient saisir les doigts / De la fille frileuse / Vienne la pluie
/ L’hortensia bleu / Stèle précaire en
l’honneur / D’un baptême / Éclate sous la nuit / Première fête de cet été / Qui
se répète… » Si j’ai tenu à ouvrir notre
hommage à Yves Cosson - hommage à l’oeuvre d’un poète qui se dit lui-même
« entré […] au labyrinthe de l’amour » - par ce prélude délicat
et nuancé, intitulé « Le Machaon magique » ce n’est pas seulement parce que nous sommes ce soir à
Piriac et que le poème a été écrit à
Piriac en juin 1975, ni que l’amour de la mer, des paysages marins en général,
de Piriac en particulier, reviennent - fidèles comme les marées - au fil de ses textes. C’est aussi parce que
la répétition, voire l’éternel retour du même, si sensible dans « Le
Machaon magique » constitue, comme nous le verrons, une figure limite du
labyrinthe temporel. Ce n’est pourtant pas tout à
fait au bord de la mer qu’est né le poète Yves Cosson, mais à Châteaubriant, le
21 avril 1919 - un lundi de Pâques, nous précise sa notice biographique, dans
la belle revue Signes n° 25, consacrée à « 31 poètes du pays
nantais et alentours». Le détail n’est pas gratuit. Une venue au monde sous le
signe en effet hautement positif d’un double symbolisme ; d’abord, du
point de vue religieux chrétien, récurrent dans l’œuvre: le poète reçoit la vie
au lendemain de la victoire de Jésus sur la mort. Puis, littérairement, dans la
saison si chère aux poètes médiévaux, de la « reverdie » printanière,
une « reverdie » propre bien sûr à chanter la joie d’amour. Mais, cette même notice biographique nous apprend un autre détail
où j’aime aussi à voir beaucoup plus que le pittoresque d’un
paradoxe anecdotique : en ce lundi de Pâques « il neigeait » ! Un autre signe en vérité,
sur la voie de cette chronique d’un labyrinthe annoncé ; première
bifurcation égarante, au chemin de l’existence comme du monde : l’hiver
menacerait donc au cœur du printemps, la mort au sein de la vie… Et voici
offertes, à l’orée même de la biographie, les prémices de ce « labyrinthe
de l’amour » où nous tenterons d’entrer à la suite du poète Peut-être ne sera-t-il toutefois pas inutile de rappeler d’abord ce que recouvre, depuis le mythe originel, la notion complexe et polysémique de « labyrinthe ».Même si la préhistoire et l’ancienne Égypte connaissent déjà des représentations pouvant évoquer cette figure, c’est bien sûr à l’origine surtout l’édifice, la construction tortueuse, à destination égarante voire mortelle, imaginée par Dédale pour le palais de Minos, afin d’y enfermer le monstrueux Minotaure. Seul un héros tueur de monstres, Thésée en l’occurrence dans ce mythe, pourra venir à bout de l’épreuve, en sortir victorieux. Épreuve initiatique par conséquent : au centre du Labyrinthe le héros rencontre le monstre et le tue, ce qui lui permet de se révéler « tel qu’en lui-même enfin », à sa véritable nature, à sa destinée de héros . Le Moyen Âge reprendra à son tour le motif : en architecture le labyrinthe sera représenté par un dallage en méandres au pavement de certaines églises, à Chartres en particulier. Les pèlerins suivaient à genoux ce labyrinthe, appelé Chemin de Jérusalem, jusqu’en son centre, où trouver - non le monstre dévorateur de Crète, mais bien la cité céleste. Dans ce cas, si la route est toujours longue et tortueuse, difficile, voire douloureuse, elle constitue encore un véritable parcours initiatique, qui permet de cheminer jusqu’à la cité de Dieu. La figure architecturale du labyrinthe chrétien médiéval est donc ici bien différente de celle du mythe originel puisqu’il s’agit d’un labyrinthe à une seule voie ; sa portée symbolique également, car si le pèlerin (à l’instar du héros) est appelé à l’issue de l’épreuve à retrouver / trouver sa vraie nature, ce sera celle d’un homme selon le désir de Dieu ; désormais perspective de Salut, voire de sainteté, non plus d’héroïsme à la manière antique. Le langage courant, qui a quelque peu oublié cette dimension initiatique, héritée de l’Antiquité et du Moyen-Âge, va nommer par extension labyrinthe un réseau tortueux de chemins inextricables ; d’où, au sens figuré, le labyrinthe renvoyant, avec une connotation très négative, à une complication où l’esprit s’égare. Mais l’éclairant article « labyrinthe » du Dictionnaire des mythes littéraires nous apprend que dans les gloses religieuses médiévales des clercs, on trouve aussi un avatar très négatif du motif, conçu alors comme un immense piège ouvert sous les pas des imprudents et qui, lorsqu’il les a avalés, les retient éternellement, d’où son rapport avec la chute dans le péché et l’enfer. Le même article insiste
également sur le fait que le labyrinthe constitue en fin de compte surtout une
figure symbolique, une image mentale, une métaphore sans référent, ce
qui ouvre bien sûr l’imagination à de multiples représentations et implications
possibles. Lorsque nous parlons de
labyrinthe nous héritons ainsi de tous ces avatars d’un mythe où se joue, au
plus haut, la tension entre risque majeur de mort ou de perte de l’âme, et la
chance de la victoire héroïque, voire la grâce du Salut. Qu’est-ce qu’Yves Cosson
entend donc alors, quant à lui, lorsqu’il parle d’un « labyrinthe de
l’amour » ? Et, en particulier, le poète ne met-il en œuvre qu’une
seule représentation du labyrinthe, ou pourra-t-on en découvrir plusieurs
figures ? C’est ce à quoi nous tenterons de répondre en nous aidant de
quelques poèmes et proses qui m’ont paru significatifs à cet égard. L’amour de l’enfance où
s’enracine l’amour des mots nous guidera vers le désir d’un labyrinthe heureux
permettant peut-être d’échapper à la fuite du temps, avant de revivre avec le
poète l’expérience d’une existence au labyrinthe de la douleur, pour découvrir
enfin dans l’amour tout-puissant un fil d’Ariane spirituel et poétique. C’est d’abord à travers la suggestion d’un
labyrinthe heureux, permettant au poète
de faire échec à la fuite du temps, que se disent l’amour de l’enfance
et l’amour des mots : cependant, ni le désir de cheminer au labyrinthe temporel d’un éternel retour vers
l’enfance ni celui de cheminer sans fin
au labyrinthe du poème ne lui permettront nécessairement d’échapper à d’
égarants « sentiers qui bifurquent ». Reprenons donc le fil chronologique de la biographie du poète, qui avec Châteaubriant et l’enfance nous offre une première clé d’accès à son œuvre, clé qu’il faut se garder d’oublier pour entrer en poésie avec Yves Cosson.D’ailleurs, si l’on en croit Thomas Mann « l’artiste demeure toujours plus près de son enfance, ou peut-être plus fidèle à son enfance que l’homme cantonné dans la réalité pratique ». Quant à Baudelaire, chacun connaît sa définition du génie, qui serait finalement, selon lui, « l’enfance retrouvée à volonté ».Yves Cosson ne contredira
évidemment ni l’un ni l’autre, lui qui cite en épigraphe de sa contribution à
l’anthologie Vous avez dit « Poésie » ? , publiée en 2003
par Sac à mots édition, une phrase de Jacques Maritain, commençant
par cette définition : « Le poète est un enfant qui apprivoise les
choses » ; mais il y insistait déjà, dans Les Feuillets de la
Forêt : « De ce pan de ma vie j’ai gardé le sens de l’enfance,
l’esprit d’enfance, l’amour des êtres chers, la célébration de
l’amitié » ; comme le dit le titre d’un texte écrit, justement à
Châteaubriant, en 1963 – avec cet humour tendre qui est une des marques les
plus constantes de l’auteur, une « enfance incurable » : « À l’heure des tartines, / du pain,
du beurre, du chocolat, / la vieille
rue se fait volière. / La mère épiait son gars, sa fille, / au temps de mes
sarraus serrés / de ceinture à la taille, / de mes deux sous, de mes gâteaux cassés
/ dans un cornet. / Ah ! corne d’abondance,
/ chapeau magique sur le cœur, / le meilleur est au fond quand le papier rend
l’âme, / Et miettes dans ma paume, / je léchais la poussière / des agates
d’azur./ Aveugle, la fortune jouait
colin-maillard, / et sur la pompe, les pompiers, / fontaine de jouvence.
/ Mercredi, jour de fête au marché, / sur les Terrasses / la place / embaumait
le goret. » Dans ce poème présent et passé s’entrelacent de manière très intéressante pour notre propos : alors que le présent de narration initial et les deux autres occurrences de ce temps qui se rapprochant davantage du présent de vérité générale, semblent éterniser, emprisonner la scène dans le cercle et l’instant magiques du poème, les quatre imparfaits de répétition dans le passé nous ramènent aux souvenirs lointains de l’enfance du poète. Comment mieux exprimer la tension entre désir d’éternel retour s’actualisant dans l’écriture même du poème et constatation de la fuite du temps ? Nous en reparlerons. Quoi qu’il en soit, souvenirs émus d’une enfance qui s’affiche aussi comme proche de la terre, de la simplicité de la terre, souvenirs qui se disent dans un langage empruntant au besoin son lexique au registre familier ou populaire ; souvenirs qui nourriront la joie d’une écriture poétique, très souvent ludique, au plus près des perceptions de l’enfance. C’est que sans
doute, comme l’a dit Jésus pour le Royaume des Cieux, nul ne saurait entrer au
royaume de la Poésie s’il ne redevient semblable à un petit enfant. Ainsi va donc
la poésie d’Yves Cosson, attentive aux sensations, à la mémoire des
sensations : parce que - je le cite - « au commencement de toute vie
sont les sens » et que, chez l’enfant, « la mémoire des images, à son
insu, produira une grande part de la texture de ses rêves et rêveries ».
La poésie permettra ainsi d’élaborer « un texte sensible et sensuel,
nourri de l’épanouissement de tous les sens » et pour lui, qui dit
reprendre l’expression à son ami Luc Benoist, elle devient alors une
« fabuleuse cuisine des anges ». Mais cette poésie « fruit du
désir » est aussi un « jeu suprêmement ordonné ». Car si l’auteur met en avant l’importance et la permanence de l’enfance dans son processus d’écriture, l’adulte n’en est pas moins devenu un spécialiste des mots puisque, professeur de lettres, il enseigna, dans le secondaire d’abord, puis de 1963 à 1983, à la Faculté de Nantes. Alors,
dans les poèmes d’Yves Cosson les sonorités des mots jouent souvent - mais
savamment - avec leur sens, les uns appelant, suscitant, modulant l’autre et
vice-versa. Et c’est vrai
que le plaisir du lecteur, de l’auditeur, passe d’abord par ce charme musical
des poèmes ; pour Yves Cosson, comme pour Claudel, le mot d’ordre pourrait
être : « N’empêchez pas la musique ». Mais si la poésie
s’enrichit d’emprunter à l’art musical son attention aux sonorités et rythmes,
sa spécificité c’est bien de travailler la matière des mots ; une matière
totale : sens et sons ; ou plutôt de faire s’entrelacer
indissociablement sons et sens pour que vive enfin - de sa vie propre - cette
unique forme-sens du poème, élaborée dans la ferveur de l’amour et du désir des
mots ; « fruit de la passion » donc, pour emprunter à l’auteur
le titre de sa contribution à l’anthologie Vous avez dit :
« Poésie » ?, mais fruit aussi, et il l’affirme
avec vigueur, d’un métier, qu’il aime comparer à celui de ses
ancêtres artisans. Écoutons ainsi
sons et sens s’appeler, se répondre, tisser le texte à partir du jeu des
assonances et des allitérations, dans un poème intitulé « L’aigre
Mars »… « L’hiver céderait-il / s’aiderait-il de ce Mars
/ aigre-doux / et bougon / les mimosas /
miment / un soleil saupoudré / de safran / et les crocus coquins /
pointent des dards / d’or / dans des coupelles / violâtres / vers quel /
verdissant / visage / de l’Avril » Ici c’est à travers un labyrinthe de sons, labyrinthe de l’amour des sons, amour des mots, que le poète nous entraîne jusqu’à cette révélation : la forme-sens du poème, unique, intraduisible, et qui, au-delà de la transparence référentielle, rend soudain le langage perceptible dans son épaisseur de langage. La figure du labyrinthe, qui dans ce cas n’est pas nommé, s’impose pourtant au lecteur attentif : structure latente liée à une poétique d’engendrement du sens par des effets sonores en écho, ou en miroir ; figure d’un labyrinthe heureux du jeu infini avec les sons et les mots, pour un déploiement multiple du sens. Cependant, comme l’écrit Yves Cosson « les menaces de la nébuleuse Image s’amoncellent » ; l’amoureux des mots, qui chemine passionnément à travers le bienheureux labyrinthe des sons et des sens jusqu’à la forme idéale longuement apprivoisée, se revendique comme étranger à un monde « où rôtit le veau d’or », et où il affirme ramer « à contre-courant » : un « survivant de la Galaxie Gutenberg » en quelque sorte. Et ce
« survivant » sait bien aussi que « le temps retrouvé » de
la poésie ne le sera peut-être jamais que dans le seul temps du poème : le
chemin joyeux de l’enfance et du jeu, comme celui des sons vers la révélation
du poème, seraient labyrinthes à une voie, à la manière médiévale, mais
revisitée par la sensibilité propre du poète puisqu’il semble les souhaiter
sans fin, dans une sorte d’ascension infinie, d’élévation, remontée joyeuse
vers une enfance éternelle. En réalité cependant le
poète nous suggère qu’ils menacent de bifurquer vers la nostalgie, voire une
toute saturnienne mélancolie, par exemple dans « Jardin du père », un
beau poème de Gramophone enroué, très complexe malgré son apparente
simplicité, poème de l’anabase impossible vers le temps d’enfance ; mais
poème finalement surtout de l’inanité de cette anabase : « Le
vieux pêcher / aux quatre pêches / est mort / Est mort le rosier nain / morte
la treille / aux raisins secs / Il va pleuvoir / sur le jardin / du père /
Pourquoi / retournerais-je / aux jeux d’enfance / Le charme jaune / a / des
fruits d’or » Expérience
éminemment labyrinthique puisque c’est en quelque sorte celle d’un labyrinthe
redoublé, d’un labyrinthe dans le labyrinthe. La réussite de l’épreuve
consistant non à sortir de l’un ou l’autre de ces tout aussi bénéfiques
labyrinthes, mais bien, en se détournant des bifurcations saturniennes
égarantes de la mélancolie, à retrouver le bon labyrinthe et à
demeurer dans la joie d’un amour de la vie, voire du seul instant, mais
éternisé par la création poétique. « Le Machaon
magique » lu en introduction est un autre avatar du bon labyrinthe
temporel : l’éternel retour du même paysage cadré par la fenêtre et de la
même saison d’été multiplie à l’infini la fête évoquée. Ainsi au sein des
labyrinthes heureux d’un éternel retour vers l’enfance et / ou du poème seul
lieu possible de l’instant éternisé, s’ouvrent d’égarants « sentiers qui
bifurquent », se révélant parfois autant de potentiels mauvais labyrinthes
à éviter. Mais l’épreuve de la vie, il est vrai, a
aussi souvent mis à mal l’amour des
êtres humains, qui comptent tant pour Yves Cosson : comment l’individu
dans l’Histoire pourrait-il échapper à
l’expérience du labyrinthe de la douleur, à celle des fourvoiements de la
haine, comme à l’insidieux labyrinthe du malheur ordinaire ?« Deux revendications ont accompagné mes jours : l’amour de la liberté, l’amour de la vie donc de l’Amour » écrit Yves Cosson, mais parvenir à « pénétrer dans la caverne de la joie » quand on est de « la classe 39 » ne relève pas d’un parcours sans peine ! Labyrinthe de l’amour, labyrinthe de la douleur, tel apparaît en effet au sein de l’œuvre, le cheminement de l’individu dans l’Histoire. Car le poète dans l’Histoire, « l’Histoire avec sa grande H » comme disait Pérec, le poète « connaî[t] bien les rites des vandales / Les coups de crosse dans les vitres et le brandon / Jeté sur le plancher et le feu comme une vipère qui court / Et la clameur quand les poutres s’effondrent », le poète sait (je le cite) combien « l’irréparable s’est accompli » : n’écrit-il pas « après Auschwitz, Bergen-Belsen, l’Holocauste » comme après « le génocide de la faim » ? Horreurs d’un siècle atroce, dont on a pu dire qu’il est plus que tout autre « labyrinthique », horreurs auxquelles Yves Cosson se montre particulièrement sensible ! La guerre et cinq années de captivité, en France et en Allemagne dans la lande de Lunebourg, ont laissé leurs traces, indélébiles, dans la vie - et l’oeuvre - qui se fait, se veut celle d’un témoin : « Comment boirais-je au petit vin de la gaîté. / J’ai vu l’enfer, vous dis-je, j’ai vu l’enfer […] / À vingt lieues à la ronde dansait la terre. / Du beau boulot pour les borgnols / Gueulait mon pot’, gardien de fous. » nous rappelle-t-il ainsi dans un poème intitulé « Villégiature », tandis que dans « À la juive inconnue » il nous interpelle, lamentation entre véhémence et désespoir : « Auschwitz vous connaissez / Requiem pour un massacre / Requiem / Ô racine des larmes / Ô source de la peur / Grande Nuit de la Mort / Qui vous remonte des entrailles / À la gorge ». La découverte de « l’enfer dans le camp de concentration
de Bergen-Belsen qui venait d’être libéré par les Anglais en avril
1945 » le pousse d’ailleurs à se
demander si l’on peut « dire poétiquement l’horreur au delà de toute
horreur » : l’expérience humaine de bien des contemporains de la
deuxième guerre mondiale s’apparente effectivement souvent à un douloureux
cheminement au sein du labyrinthe de l’horreur. Aimer ses frères humains
entraîne empathie, sympathie, un « souffrir avec » comme le suggère
l’étymologie : comment la douleur des autres laisserait-elle en paix l’âme
aimante éprise d’absolu ? Puisque « Hérode rôde jusqu’à la fin
des temps / Honte sur nous honte » s’écrie Yves Cosson, pour qui
« Il ne faut pas dormir tranquille ». Comment
en effet, sur ce chemin infini vers l’amour, ou vers l’amour infini, auquel
aspire le poète, et face à l’horreur du malheur infligé à ses frères humains,
comment ne pas être tenté de bifurquer, s’égarer, vers le désespoir voire la
haine ? « Gens aux mémoires courtes / je vous hais »
lance ainsi le poète, qui lui, ne parvient pas à oublier « Le cri /
de l’enfant / qu’on égorge / Point d’orgue / qui déchire à jamais / le sourd tympan / du Monde ». Pour Yves Cosson, nul espoir
ou nul risque d’échapper au souvenir : « oubli ne puis au puits
profond de ma mémoire » écrit-il dans « Villégiature »,
poème dédié à Louis Martin-Chauffier, où « les absents torturés, les
absents en fumée», « ces grabats et ces godasses et
ces montagnes de cheveux » « hant[e]nt [s]es jours [s]es nuits ». Et
si, reprenant la formule évangélique il s’exhorte lui-même à la vie malgré
tout : « Laisse les morts enterrer les morts / Entre
les bouleaux demi-deuil », dans « Prison de guerre lasse »
« Les souvenirs en avalanche » reviennent malgré lui, à
l’occasion d’un paysage de neige qui leur « redonne un éclat de
miroir » ; motif labyrinthique du reflet maléfique hantant la
mémoire du poète : « Au coin du bois revient le mirador ». Mais surtout « même sous dix
pieds de terre de boue de sable / le cri muet des enfants morts / s’entend » !
À ce stade de l’horreur, et pour que Justice soit enfin rendue, le poète ne
peut que souhaiter la vengeance, une vengeance qui semble appelée de manière
d’autant plus radicale qu’il emprunte la solennité prophétique du ton
biblique : « Et l’Archange jeta / Les torches de la
Vengeance / Dans la Vallée du Jugement ». Échec du cheminement au sein
du bon labyrinthe de l’amour, émergence
d’un labyrinthe infernal paradoxalement né d’une bifurcation au sein de cet
impossible labyrinthe de l’amour, semblent ne laisser pour seules possibilités
que le Jugement et la Vengeance, expression d’une Sainte colère sur le mode
vétéro-testamentaire rétablissant peut-être enfin un semblant d’équilibre. Figure de la ville voire du
monde sans amour, le labyrinthe est ici prison, lieu de laideur, douleur,
supplice, agonie. Image conforme
d’ailleurs à la tradition majoritaire des emplois du terme ; image
inversée d’un labyrinthe positif de l’amour, où le bonheur et la vocation
de l’être humain seraient de s’engager indéfiniment, sans plus jamais la
quitter, dans la voie de l’amour des autres ; labyrinthe du non-amour en
quelque sorte, figure négative de la solitude et de l’anonymat menant au
désespoir, figure de l’enfer du non-amour. Car ainsi que le dit le Curé de
campagne de Bernanos « l’enfer […] c’est de ne plus aimer ». Ici, la bifurcation égarante
se révèle donc labyrinthe à part entière et c’est encore vers un labyrinthe
dans le labyrinthe qu’Yves Cosson nous entraîne : un labyrinthe négatif,
égarant et mortifère s’ouvrant dans le bon labyrinthe de l’amour infini,
et dont il serait le miroir inversé. Que le poète use du motif du
labyrinthe comme structure latente de l’écriture ou en figure explicite – de
même que dans « la recherche du temps perdu » de l’enfance, le chemin
vers et entre les êtres, qu’il soit celui de l’individu confronté à l’Histoire
ou à la solitude ordinaire de la Ville, peut bien aussi s’assimiler à un
labyrinthe où, si l’on progresse toujours plus avant, l’on ne saurait
faire en revanche l’économie du risque des bifurcations, qui sont autant de
menaces d’égarement, de fourvoiement. L’amour cependant constitue
surtout dans l’œuvre un véritable fil d’Ariane spirituel et
poétique : Au labyrinthe de
l’existence, si l’amour entre l’homme et la femme devient rempart contre la
mort c’est qu’il prend valeur religieuse par la caution de l’amour divin, comme
ce dernier cautionne aussi l’amour d’un langage poétique à la fois labyrinthe
et fil d’Ariane vers la Divinité. Dans l’œuvre d’Yves
Cosson l’amour prend aussi, et surtout,
le visage de la femme aimée, Gabrielle, sa femme au nom d’archange ;
lyrique passionné, lyrique né, le poète chante, et souvent, la haute joie profonde de cet amour de
toute une vie : « Femme qui m’est donnée / mère de mes enfants
/ je t’aime / à la vie à la mort / et pour l’éternité ». Ou dans
cet autre poème : « Entre
toutes les femmes et sur tout le pays / Ton ombre Gabrielle comme un manteau de
nuit / Tendu sur les hameaux de barrière en palis / Se pare de tendresse et de
chatons de saule. » Comparaison et fortes images,
d’inspiration plus encore sur-romantique - à la Cadou - que surréaliste,
s’associent dans ce texte à une réminiscence de la prière catholique à Marie
pour suggérer une ferveur s’exprimant par l’hyperbole de la généralisation,
ferveur quasi religieuse, de l’amour entre l’homme et la femme - et son mystère. Alors, de
quelle manière inclure ici, dans ce champ si privilégié de l’amour entre
l’homme et la femme, la déclaration du poète sur son entrée « au
labyrinthe de l’amour » ? Peut nous y
inviter bien sûr une riche et longue intertextualité, remontant à Boccace avec Il Corbaccio
(Le Songe) qui date de 1354,
parce que le texte a un moment été sous-titré Laberinto d’amore !
Même si le contexte, très négatif au regard de la relation amoureuse, est
évidemment tout différent… Beaucoup plus positif en revanche le labyrinthe
d’amour de Pétrarque, captivé par Laure, et qu’il évoque en 1366 dans le Canzionere.
Cervantès en
1615 écrit aussi un labyrinthe
d’Amour : El laberinto de amor, qui après la traversée des apparences
et travestissements mène enfin à la vérité et à la lumière retrouvée ;
mais il s’agit d’une comédie. Toutefois le chemin spirituel menant au
dépassement nécessaire des apparences n’est pas inconnu d’Yves Cosson, qui
proclame dans l’introduction de son « itinéraire poétique » :
« le monde est beau en dépit des apparences ». Quoi qu’il en
soit, formule interpellante ! Et
méritant examen chez un poète qui affirme par ailleurs haut et clair :
« je connais le Bonheur d’aimer et d’être aimé », et chez qui de
plus, les mots aimer, amour,
récurrents, sont toujours connotés positivement. Mais saisissons encore le fil
d’Ariane de la poésie : suivons le poète ; l’amour entre l’homme et
la femme, quelles qu’en soient la force et les joies, n’est-il pas, comme toute
chose terrestre, promis à l’effacement, l’oubli ? Un extrait du beau poème
« La bonne aventure », écrit à Chateaubriant en 1958, peut nous
mettre sur la voie : « Depuis le temps / l’épithalame se
délabre[…] / Que reste-t-il après l’oubli ? / Dans la travailleuse jaunie:
/ une bobine vide, un dévidoir, / des retailles roulées et des boutons / noués
en grappes par familles / et du fil à
bâtir : / ça peut toujours servir. » Quel que soit
l’humour tendre, très « cossonien », de la pirouette finale, comment
ne pas reconnaître à l’oeuvre la discrète et cruelle mélancolie née d’une prise
de conscience et d’une méditation devant la fuite inexorable du temps, devant
la finitude des choses humaines ? « Ah ! traître et tendre
marchande / aux souvenirs / ta balance est faussée / Fléau, fléau qui penche /
vers le plateau qui tombe. » Finitude,
vanité, certitude de la mort : « meurt et meurt l’aujourd’hui
en celui de demain » ; et pourtant dans « À cloche
cœur » le poète, qui s’adresse à la femme aimée, pose en acte de foi -
donc d’espérance : « Les
cavaliers d’Apocalypse / Ne peuvent rien / Contre nous ». Si le labyrinthe de l’amour
entre l’homme et la femme ne peut donc selon Yves Cosson être entendu de
manière négative, alors, ne faudrait-il pas y voir plutôt un itinéraire
renouant avec la conception médiévale, où l’épreuve initiatique de la douleur,
de l’ambiguïté, de l’attente, de la patience, mène à la Révélation et au Salut ? Labyrinthe de l’existence
terrestre, peut-être même, dans sa globalité, avec pour seul fil
d’Ariane possible puisque selon le poète l’Amour constitue
« notre seule raison d’être »? D’ailleurs Yves Cosson, on
l’a vu, ne considère pas le labyrinthe comme un motif toujours négatif, loin de
là, lui qui va même jusqu’à parler du
« privilège de grâce » dont il a bénéficié pour entrer au « labyrinthe de
l’Amour ». Des termes d’ailleurs assez voisins de ceux qu’il emploie
pour parler de son entrée en Poésie « Qu’ai-je fait pour me nommer
poète. Un beau jour, la poésie vous tombe dessus et ne vous lâche plus, vous
couve de son ombre, comme un manteau de cour, et c’est la cour d’Amour. »,
écrit-il dans Cour d’Amour, paru chez Seghers en 1966. Mais si Yves Cosson ne doute ni de l’amour entre l’homme et la femme, ni de celui de la fraternité humaine, c’est qu’il veut croire en l’amour divin qui leur donne sens, lui qui écrit dans « Et la boucle est bouclée » : « Dieu germe en moi […] / Lilas du soir lilas en candélabres / Au chœur brasillent les hautes flammes / de l’Amour » ou dans « Légère élégie » : « Le Dieu qui fait les bêtes à bon dieu / a fait aussi l’homme pour la femme » ; même si l’expérience quotidienne peut le confronter douloureusement à la mort de ce Dieu dans le monde contemporain, lui qui voit « dans les rues de la Ville […] Dieu vivant / Enseveli dans le regard des passants. » Pour la même raison il ne doute ni des mots, ni du langage et de la Poésie. Dans Signes n° 25, il affirme ainsi : « Écrire de la poésie est pour moi l’un des plus beaux exercices de ma liberté de pensée, d’agir et de jouir […] Je ne suis pas de ceux qui se plaignent des insuffisances du langage. Pour moi il surabonde […] Oui je vénère le saint langage. » Et la vénération, l’amour
des mots, l’amour du langage qui pour lui surabonde, c’est accepter de les
suivre au labyrinthe des combinaisons infinies des sons et des sens, de les
suivre au labyrinthe de la pensée car exercer sa liberté de pensée consiste,
paradoxalement, comme le rappelle le Dictionnaire des Mythes littéraires,
à choisir d’entrer au labyrinthe avec le risque de l’errance, voire de l’aporie. Ainsi le
labyrinthe chez Yves Cosson qui peut être reconnu comme négatif : effet ou
cause de bifurcation égarante empêchant la progression vers l’absolu sur le
chemin de l’amour, apparaît souvent comme un motif positif : parcours
spirituel initiatique menant finalement jusqu’à l’amour divin, qui permettant
justement la transfiguration du négatif en positif, fait que « le
plus dénué, le plus déchu, le plus perdu de la Cour des Miracles, c’est bien le
plus sauvé ». D’ailleurs, les « Gens aux mémoires courtes »,
interpellés plus haut par le poète qui, on l’a vu dans la première strophe du
poème « Troupeau », dit les
haïr, deviennent dans la seconde : « Gens aux mémoires courtes
/ Je vous aime [ … ] Vous ne pouvez rien / Contre Dieu
crucifié ». Mais la figure
du labyrinthe peut aussi symboliser, en le rendant poétiquement sensible, le
seul mystère de certains phénomènes, celui du rêve en particulier, dans le
poème intitulé « Labyrinthe des songes » : « Écoute
s’il dort / ou / s’il s’éveille / ce monde / à toi seule / en partage / Le silence perd son fil /
labyrinthe / déserté / par / le bernard-l’ermite / des songes ». Dans ce texte adressé à une
destinataire féminine, le coquillage, ou plus exactement la coquille vide,
figure en quelque sorte naturelle d’un labyrinthe spiralé, est implicitement
suggéré(e), sans être nommé(e), par le truchement du bernard-l’ermite, et cette
coquille, parce que vide, devient l’image du silence, mais aussi, à la fois,
labyrinthe par deux fois explicitement exprimé et fil d’Ariane de ce
labyrinthe, c’est-à-dire fil doublant / redoublant le labyrinthe, mais
permettant éventuellement d’en trouver la sortie. Quant au bernard-l’ermite,
hôte ayant déserté son coquillage labyrinthe, le poète en fait la figure
« des songes », du monde énigmatique du rêve. Le « labyrinthe
des songes » du titre renvoie donc à la fois au contenant (vide) coquille
labyrinthe et / ou silence, et / ou au contenu : les songes et leur image
bernard-l’ermite, étrange crustacé qui se loge dans les coquilles abandonnées,
comme les songes dans le silence du sommeil. Mais une nouvelle fois
labyrinthe s’ouvrant dans le labyrinthe, ne pourrait-on pas découvrir dans ce
poème l’image d’un phénomène tout aussi mystérieux : celle du surgissement
énigmatique du poème ? D’ailleurs, dans l’avant-propos à Désir des îles,
texte intitulé « Pour un album de vacances », Yves Cosson
n’évoque-t-il pas les poèmes qui sont « comme ces coquillages échoués sur
la grève mais où l’on entend la Mer, cet ineffable chant d’Amour qui scande les
rêves » ? Pour lui en effet, comme il
le dit dans l’exergue aux Feuillets de la Forêt : « La
poésie naît du silence et retourne au silence : elle est un entre-deux qui
s’ouvre sur les abîmes de l’être et tente d’en explorer les profondeurs. Le
poète accomplit l’exercice périlleux qui consiste à côtoyer les régions
mortelles de la souffrance, du Mal et de la Mort et d’y saisir les paroles qui
sauvent et qui délivrent. Alors, monte en lui la louange, avant que
s’accomplisse à travers le grand combat, la plénitude de la Vie qui est grâce
indicible et ineffable. » Une belle analyse qui pourrait
d’ailleurs aussi bien s’appliquer à la traversée de l’épreuve spirituelle du
labyrinthe ; poétique et mystique, en tension entre Silence et Verbe, qui
pour Yves Cosson est Parole poétique et Parole divine. Au labyrinthe
de l’existence l’amour entre l’homme et la femme contre la mort, comme aussi
l’amour entre les êtres humains l’emportant finalement sur la haine, voire
l’amour des mots à contre silence dans le poème sont bien autant de fils
d’Ariane spirituels et poétiques, à la fois émanant de la Divinité, et y
menant. En fin
de compte, que le labyrinthe apparaisse comme motif explicite dans plusieurs
poèmes et proses d’Yves Cosson, ou qu’on l’y retrouve simplement comme
structure latente, il y véhicule toujours une charge hautement mythique - en figure fascinante des multiples énigmes
du sens, dans une tension entre positif et négatif, entre Parole et Silence. Figure multiforme et polysémique, le
motif associé aux différentes facettes
de l’amour exprime bien ce que le
concept porte en lui de mystère et de désir d’échapper à la finitude de
l’humaine condition. Mais avant de retourner au silence, et comme le défiant, extraits d’un poème intitulé : « Marine », ces quelques vers écrits le 15 août 1951, à Piriac-sur-Mer, pour dire - éternisé par le poème « Marine », l’amour obstiné de la Mer, la Vie, la Poésie : « L’éclat mort d’une seiche / comme une plaie fanée / au ventre du rocher / Une risée, la brise qui mollit / La trahison d’un plat d’étain / dans la vaisselle du couchant / L’appel des courlis rayant / l’attente de la pluie / ne traversent la paix des fenêtres poussées […] / Le vent s’acharne aux mailles des années / et le ressac au socle des balises / Le goémon puant pourrit sur les ridelles / et la batteuse des marées ronfle dans les volets / sans jamais altérer le marteau de ton sang » Martine Morillon-Carreau Piriac, juillet 2006 |