Jean-Claude
PINSON : HABITER EN POETE
(Champ Vallon,
1995, 279 pages)
(Martine
Morillon-Carreau, Europoésie
n° 23)
Dans
cet essai, qui se clôt - s’ouvre - sur un
poème, et dont le titre est hommage à
Hölderlin et Heidegger, Jean-Claude Pinson, poète
et philosophe enseignant
l’esthétique à
l’Université de Nantes, interroge le sens
philosophique d’un
paysage morcelé ; celui de la poésie
française contemporaine.
L’auteur, par un
« retour amont », en
écho au titre de René Char, remonte vers la
source d’une
« modernité »
littéraire liée au Romantisme allemand :
l’âge de la réciproque fascination entre
philosophie et poésie,
« philopoésie et
poésophie », que consacre en 1796 le Plus ancien Programme
systématique de l’idéalisme
allemand, relayé au
XXème siècle par la méditation de
Heidegger sur la poésie.
Rappelant que peut être
considéré comme
« contemporain » tout ce qui
vient après 1945, il
précise ensuite qu’il l’envisage surtout
comme ce « qui s’écrit
aujourd’hui, en cette fin de
siècle ». Or la recherche de la
profondeur
spéculative comme celle de la
« planéité »
textuelle, qui
structuraient l’espace de la poésie jusque dans
les années soixante-dix, sont
en crise : dans le défaut actuel du divin, voire
dans le défaut du monde,
ou dans la défiance vis-à-vis des jeux autour du
signifiant « comment
[...] pouvoir encore habiter poétiquement le monde
[...] ? Comment habiter
la langue en poète ? »
Sans
réduire les divergences, les
spécificités, les nuances des oeuvres
explorées,
Jean-Claude Pinson trace des réseaux de repérage
au labyrinthe de la
multiplicité poétique contemporaine :
les développements théoriques sont
éclairés par les analyses critiques de quelques
livres marquants et cinq études
consacrées, à ce que l’auteur nomme les
« poéthiques », de
Ponge,
Bonnefoy, Jaccottet, Deguy et Réda, où sont
dégagées les lignes de force
d’œuvres
choisies pour leur intérêt philosophique et qui,
dans leur diversité,
contribuent à « définir
l’espace d’une possible habitation du
monde ».
Ainsi des pages138 à
155, Jean-Claude Pinson montre-t-il que le
« matérialisme
poétique »
de Francis Ponge mène le poète à la
limite « où s’obscurcit le
sens », vers un sacré de la
matière, mais un sacré
délié
de toute transcendance. Si Ponge
refuse une quelconque proximité avec
l’expérience
mystique, « le
mystérieux concert du monde muet » le
conduit en
même temps à la
vénération d’une matière
énigmatique
qui se dérobe à toute déduction ultime.
Les pages 114 à 121
analysent les rapports d’Yves Bonnefoy avec une autre forme
de sacré : sa
poétique dialectique ne comporte pas de
dépassement réconciliateur ; elle
dit seulement la tension entre un certain envol platonicien et un
matérialisme
spontané. Ce que Bonnefoy appelle
« présence » renvoie
à cette
expérience du réel, d’un
« ici-maintenant », lieu de
l’opacité, de
l’énigme : le grand lyrisme
d’Yves Bonnefoy chante ce sentiment de la
« présence » et le
sacré qui s’offre dans la fulgurance.
Quant à la poésie
« pensante »
« post-romantique » de Philippe
Jaccottet (
pages 168 à 184), elle est
« expérience existentielle de la
beauté ».
Mais Jean-Claude Pinson ne la rapproche de celle de Bonnefoy
qu’à cause de sa
dimension spéculative : cette
« poéthique » pensante
se fait
exercice de lucidité où
la démarche
suit souvent un mouvement ternaire ; après
l’élan vient le constat lucide,
dénégation de l’illusion
métaphysique mais la lumière de la
beauté ménage enfin
un insaisissable que le poème interroge.
L’ « approche
de Michel Deguy » (de la page 185 à la
page 196), met en lumière le
rapport de la poésie à elle-même,
l’autoréflexion poétique dans
l’oeuvre de ce
poète philosophe et poète moderne au langage
compact, que Jean-Claude Pinson
dit être parfois à la limite de la
lisibilité. Pour Michel Deguy « la
poésie n’est plus l’institutrice de
l’humanité » et les Muses
enfuies laissent
le poète seul face au langage ; toutefois, la
poésie en recherchant
« le langage du langage » se
tourne vers l’amont présumé de toute
parole et se fait, selon une conception empruntée
à Heidegger, l’écho de la
parole silencieuse de l’Être.
Mais
Jean-Claude Pinson repousse pourtant à ce propos la crainte
d’un ressassement
stérile puisqu’il s’agit bien pour
Michel Deguy de « contracter pour
augmenter » dans un projet de
« grand réalisme »
salvateur où
l’approfondissement sémantique vient
s’opposer à la réduction
sémiotique.
Pour Jacques Réda, dont
la « poéthique » est
plus particulièrement étudiée des
pages 197 à
206, il nous est présenté comme
« poète en mouvement et poète
du
mouvement », qui « illustre la
veine d’un lyrisme voyageur » aux
contrées du quotidien dans une exultation refusant
l’exaltation.
Le « je » est chez lui
simple sujet de l’énonciation sans
rapport avec un quelconque lyrisme effusif et fait au contraire
écho à la
dépossession de soi.
Outre ces études
suivies, l’essai propose également des analyses
critiques permettant au lecteur
de s’orienter au sein du paysage poétique
contemporain qui a pu souvent donner
le vertige d’un égarement quelque peu
labyrinthique. Nous retrouvons au fil des
pages Denis Roche pour qui toute poésie est
« inadmissible », Jude
Stéfan et son intéressante recherche
d’un rythme personnel, Guillevic pour qui
« écrire c’est
s’inscrire dans le monde » et dont le
sentiment du
sacré s’insère dans une communion
panique avec l’élémentaire.
Jean-Claude
Pinson s’intéresse enfin au travail
théorique et poétique de Jean-Marie Gleize
mais Léman le laisse
réticent, alors que, concluant sur
« Renaud Camus
élégiaque », il voit dans la
prose poétique du Lac de
Caresse l’ouverture à un
nouveau lyrisme contemporain : la poétique de Renaud Camus,
fidèle à une
littéralité condition d’un lyrisme
véritable - éloigné de toute
subjectivité
réductrice - permet sur terre résidence
poétique.
Martine
Morillon-Carreau (Europoésie n°
23)

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