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Écouter « les voix insolites du soudain »¹avec Eric Sivry, dans Askèmata /La durée et l'instant²
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    Insolite en effet à plus d'un titre la voix poétique qui se fait entendre dans Askèmata /La durée et l'instant !

    Dans le numéro 71 de la revue Poésie/première, j'avais consacré une note de lecture à l'essai fondateur d'Eric Sivry : Pour un art de l'intuition, Manifeste de l'intuitisme. Un mouvement dont l'auteur nous a plus longuement entretenus dans le dossier liminaire du numéro 72. Or, c'est justement aux poètes « intuitistes » - néologisme forgé et théorisé par l'auteur - que Mario Selvaggio et Giovanni Dotoli ont consacré la collection dans laquelle, en 2015, a été publié Askèmata / La durée et l'instant. Fondateurs et directeurs de cette collection des Edizioni Universitarie Romane, les deux poètes et universitaires italiens sont ici auteurs, pour le premier, de la préface - en italien - et, pour le second, toujours en italien, de l'introduction ainsi que de la traduction à quatre mains avec Susanna Seoni.

     Il n'est donc pas étonnant de retrouver dans Askèmata /la durée et l'instant - poétiquement mis en œuvre - plusieurs points analysés dans Pour un art de l'intuition, Manifeste de l'intuitisme, comme le sens de l'étrange, une étroite connivence entre intuition et instant ainsi qu'une haute conception de l'écriture poétique, vécue comme exercice spirituel.
Un titre mystérieux renvoyant à des réseaux sémantiques complexes

     D'emblée, l'auteur, pour qui l'étrange « est partout », convoque ses lecteurs au mystère d'un titre aussi mélodieux qu'insolite : Askèmata. Mais, comme « lumière cachée dans le mystère », l'énigme va paradoxalement s'avérer chance et charme poétiques pour qui s'interroge, jusqu'à la progressive élucidation des indices égrenés au fil du recueil.
     On ne déflorera cependant pas le plaisir de la lecture, en dévoilant qu'en grec ancien, askèmata signifie « objets d'étude », un terme venant du verbe askein, étudier, s'exercer, comme le nom askèsis, au sens d'« exercice », de « pratique » (d'un sport, d'une profession), d'où l'emploi de ce terme pour désigner le genre de vie laborieux nécessaire au philosophe : on y reconnaît l'origine du mot français ascèse. Un terme si essentiel dans le recueil, qu'il le jalonne en de nombreuses occurrences. « L'ascèse et le regard sont mes forces », nous révélera ainsi le poète attentif qui, parce qu'il la trouve « nécessaire pour la métamorphose », exhorte à la « Prolonger ».

     Mais de quelle ascèse s'agit-il exactement ici ? Eric Sivry lui confère le sens particulier de « recherche d'improbable perfection ». Sans que nous soyons, toutefois, dans le domaine proprement religieux de l'ascèse érémitique, puisque le poète, qui n'hésite pas à se dire « banal ascète », voire à se peindre, avec l'humour noir de l'autodérision, en « mante irréligieuse », nous prévient qu'il n'est « pas un homme saint »... Même s'il consacre la troisième et dernière section aux « Déserts », ces lieux privilégiés de la révélation mystique pour les trois monothéismes et dont l'auteur nous rappelle la capacité à conduire « presque jusqu'à Dieu » - une formule où la modalisation marque toutefois la prudence que requiert l'inatteignable absolu du divin.
     Quoi qu'il en soit, pour Eric Sivry - en quelque sorte plutôt anachorète de la poésie - enfin parvenu « loin de la folie des hommes », « Rien n'est plus vrai que le désert », qui « tue l'insolence et la suffisance ». Mais, cette vérité même, n'étant « pas toujours simple », il l'assume dans toute sa vivante complexité, voire ses paradoxes. Et, lorsqu'il désigne le désert en « miroir convulsifet mortel du sable », elle lui apparaît à l'instar de ce dernier, à la fois exaltante et potentiellement létale ; d'autant plus qu'il connaît le talent du désert « pour vaincre les hommes, et leurs rêves d'aventures ». Reste que, pour lui, « l'ascétisme exigeait un lieu de transcendance ».

     Quels sont, alors, ces mystérieux « objets d'étude » auxquels renvoie le titre ? On pourrait simplement les penser ceux, temporels et apparemment antithétiques, annoncés en sous-titre : la durée et l'instant. Avant que l'auteur - parfois « sédentaire malgré [lui] » ou « citadin somnambule », mais toujours grand voyageur dont le mot d'ordre est « Marcher », ne précise justement qu'askèmata « désigne littéralement l'ascèse de l'arpenteur », ce qui guide le lecteur vers une acception plus proprement spatiale du terme.
     Arpenteur des déserts, celui qui ici dit « je », se pose aussi en arpenteur de villes - celles de la culture humaniste occidentale, « Olympie et Rome et Salamanque » ou « Paris - [...] Barcelone [...] - Florence », mais également de cités paradoxalement désignées comme « froids déserts » ; arpenteur de mers, où « lutte[r] de vague en vague » ; arpenteur du monde - jusqu'aux « vallées de l'étrange », voire jusqu'aux « rives de l'oubli ».

     Rappelons, à ce propos, le rôle fondamental du voyage : pour l'auteur du Manifeste de l'intuitisme, « Se déplacer, c'est renouveler nos intuitions, notre rapport avec le monde, c'est découvrir l'autre dans sa différence ». Dans Askèmata en effet, le but ultime n'est pas de simple mesure et exploration, comme en témoigne ce projet, tout philosophique et qu'il exprime sous la forme exclamative du souhait : « Que l'ascèse arpente l'univers pour ériger la sagesse ! »

Une méditation lyrique sur la tension douloureuse entre instant et durée

     Et, pourtant, on le voit par exemple dans l'emploi d'images propres à toucher imaginaire et sensibilité, de phrases exclamatives exprimant des émotions contrastées - heureuses ou douloureuses - par de fréquents jeux avec les sonorités, les rythmes, il ne s'agit nullement, en ces pages d'Askèmata, d'un essai argumentatif traitant du temps et de l'espace mais bien de poésie - et de poésie lyrique. Pour l'auteur en effet, « Tout est matière à poème » ! En particulier, le rapport inaugural de l'homme à ces dimensions où Kant voyait les formes a priori de la sensibilité. Jusqu'à faire du temps cette énigmatique création de mots et de sens : « Poème inexorable, le temps s'écrit à chaque pensée ».
     Là encore cependant, le qualificatif inexorable pointe bien son caractère implacable. La durée, impossible à arrêter ni inverser, régit la vie de l'être humain, tragiquement conscient de l'infirmité de sa nature, au regard de ce qu'il a pu imaginer ou concevoir d'un éventuel infini spatial ou temporel : notre corps, nous dit Eric Sivry, est « chose de peu de temps ». Et l'homme - « point infime humant l'énergie noire » - se sait inéluctablement promis à la finitude de la mort.

    Pourtant, le poète va célébrer, chanter, l'« instant brut, taillé dans le vide et la beauté », celui qui est flamboiement ou éclair, « l'instant dans son vol d'oiseau-lyre », - belle et juste image de la connivence profonde entre la fulguration de l'instant et celle de la poésie ! - l'instant qui se révèle aussi « vérité d'angle » et qui est seul capable de nous faire entendre « les voix insolites du soudain » dans un « désert peuplé de lucioles ».
     Seul peut-être en cela capable de nous « libér[er] du temps » comme du douloureux « filet du doute », même si, pour le poète, comme il le dit nettement dans son Manifeste, c'est bien du doute de l'artiste que naîtra « La manifestation de l'intuition ».

     Mais, aussi « brusque et splendide » qu'il nous advienne, cet instant lui-même, « oasis de fraîcheur dans le feu du désert », voire « soleil insensé de l'extase », ne permettra pas d'échapper à la dévoration du temps. Car, par définition, il ne dure pas et le poète d'évoquer ainsi « le désert inconstant de l'instant ». De plus, et même sans parler de savoir, pouvoir le faire durer, qui parvient jamais vraiment à « capter l'instant », à « saisir la vie immédiate » ? D'où le cuisant regret d'un impossible carpe diem : « Instant, je te voulais », « Instant, j'aurais dû te cueillir ». Résultante de notre humanité soumise au « tremblement de l'inaccompli », comme au sein du désert paradoxalement aussi trompeur que vrai - « un désert peuplé de mirages » - l'angoissante énigme d'un temps « fontaine de stupeur» reste tragiquement lovée au cœur de notre condition.

Une poésie vécue comme un exercice spirituel ancré dans les grands mythes

     Autant de questionnements ayant de longtemps présidé aux grands mythes !...
     Or, puisque « Comme l'intuition, le mythe est révélateur de vérité », « La dimension spirituelle de l'œuvre intuitive gagnera toujours à se frotter aux mythes » ainsi que nous en avertit Pour un art de l'intuition.
     Aussi, le puissant souffle lyrique qui porte l'auteur tout au long des trois sections d'Askèmata, est-il nourri de plusieurs d'entre eux, en particulier ceux d'Apollon et d'Hermès, dont le rôle poïétique est justement évoqué dans Pour un art de l'intuition où, nous dit Eric Sivry, « La lumière de l'intuition [...] tantôt apollinienne, tantôt hermétique [...] oscille entre l'indistinct, la transparence et l'éblouissement. Comme le poème. »

     Dans Askèmata, le poète écrit sous le signe d'Hermès, comme « brûlé d'étrange » ambigu et mystérieux (rappelons que « D'étrange » est le titre de la première section, qui est aussi la plus longue). Mais, mué « en trombe incandescente » dans l'apollinienne « simplicité de l'intuition première », ce souffle l'emporte, au-delà de l'instant - par ailleurs mainte fois célébré - « vers l'avenir ». Un souffle aussi exigeant en matière d'écriture qu'en matière de conduite de vie, puisqu'il s'agit, pour le poète qui se dit « chasseur d'infini », de toujours « Préserver le plus haut », ce qui confère fréquemment à cette poésie une tonalité quasi épique et lui fait rejoindre l'esthétique du sublime chère aux poètes romantiques.

     Et ce souffle, de tonalité visionnaire, voire prophétique, n'hésite pas non plus à emprunter aux premières grandes figures chrétiennes. En témoigne, par exemple, l'allusion à Saint Jérôme au désert, occupé à retirer les épines de la patte d'un lion et qui devient un des masques ou avatars du poète lui-même. L'emploi de termes relevant du champ lexical mystico-religieuxjudéo-chrétien, mais pas exclusivement, vient conforter cette impression : psaume, prophéties, terre promise, épître, la Création, le Verbe, bénies, extase, oracle, transe, visions, voire blasphèmes...

     Il en résulte une parole poétique comme inspirée, associant lieux et époques différents pour évoquer, en dehors du temps commun des hommes et en des lieux de divers ailleurs, étranges de leurs multiples lointains, le « temps promis au voyageur égaré dans le songe ». Mais « à vau l'eau, à vau l'intuition », nous confie le poète - et à travers « les monosyllabes de l'instinct », auquel il confère un rôle éminemment poétique, non sans ambiguïté, là encore : « J'ai assumé l'instinct comme on assume l'araignée tissant sa toile dans le vide ».

     Forte et inquiétante image ! La posture et l'écriture poétiques y prennent l'allure d'une quête, voire d'une chasse - pour la capture des instants, leur fulgurance contre un néant qui menace. Le poète est ici celui qui suit ce «jour merveilleux de l'instinct », voire son intuition de chasseur d'instants. D'ailleurs, en parlant de « fugacité de l'instinct », Eric Sivry instaure entre les deux termes, instinct et instant, une connivence qui va bien au-delà de leur ressemblance sonore. Tout en sachant que la fulgurante joie apollinienne du poème qui advient, « illuminé [...] parle trait de l'éclair » n'est qu'« instantané fugace dans la lente durée ».

     Car, en fin de compte, dans l'« omniprésente souffrance qui nous perd », le poète sait que « la vérité ne dure qu'une flamme » et, tout en espérant « que le murmure de l'invisible offre sa paix », si harmonie il y a, elle ne pourra, malgré tout ce qui anime sa quête poétique, que s'avérer « chaotique » : une « harmonie de la discordance », puisqu '« on vit] d'instants » mais qu'on « rêve d'éternité »... Pour Eric Sivry, ni la vie ni cette écriture qui se construit, comme les dunes du désert, « avec le sable des mots », ne sont pleinement « odyssée heureuse » : « on est heureux le temps d'une pensée » et, finalement, « ne restent que les mots volés à l'intuition ». N'est-ce pas déjà beaucoup, cependant, lorsque l'intuition est effectivement cet « astrolabe intérieur », dont suivre les caprices engendre la création ?

     Ainsi, dans un mouvement de flux et reflux entre enthousiasme et déréliction, ténèbres et lumière, néant et trop-plein d'être, et malgré une profonde et saturnienne mélancolie, liée à la misère de notre humaine condition, à son existentiel ennui aux « équations labyrinthiques », qui va jusqu'à arracher cette exclamation désenchantée au poète : « Ruines, ruines toujours », la pulsion de vie s'avère néanmoins la plus forte, qui l'incite à explorer, découvrir, repousser sans cesse les limites - et créer. Elle s'avère en tout cas assez puissante, « sur les pentes gelées des cordillères du temps », pour la fulguration de l'instant poétique, cette « flamme [...] pour l'irisation du poème incendié » jusque par-delà « les murs entre la terre et le ciel, entre les hommes », jusqu'à ce que, par « le poème, souvenir de l'instant qui s'échappe », peut-être enfin « la poésie gagne sur le désert ».
     Pour le poète intuitiste, l'intime connivence entre instant et intuition, qui laisse toute sa place au « talisman sublime » du hasard, peut aussi, comme nous y convie le futur simple de l'indicatif, permettre la réalisation effective de ce généreux espoir : « Les mots offerts un jour délivreront le monde ».


1 Eric Sivry, Askèmata/La durée et l'instant, « D'étrange », VI, p. 50.
2 Eric Sivry, Askèmata/La durée et l'instant, La durata e l'istante, Edizioni Universitarie Romane, LES POÈTES INTUISTES, I POETIINTUISTI, collana fondata e diretta da Giovanni Dotoli e Mario Selvaggio. Premessa e cura Mario Selvaggio, Introduzione Giovanni Dotoli.Traduzione Mario Selvaggio e Susanna Seoni, 2015.                                                         

                                                                                                                                 (par Martine Morillon-Carreau, Poésie/première 73)


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