Intervention de Martine
Morillon-Carreau le
21 mars 2014 à Nantes au colloque "René Guy et Hélène Cadou, poésie et
éternité" organisé par l'Université Permanente et les Cahiers des
Poètes de l'Ecole de Rochefort du 20 mars au 22 mars 2014. Texte
intégral.
« J'attends
tes reportages sur la mort… 1»
La poésie, écrivait René Guy Cadou, dans
ses Notes inédites, « la
poésie est naissance et non pas connaissance 2 ». Naissance
selon le Robert, « commencement de la vie indépendante (caractérisée
par l'établissement de la respiration) …mise au monde…, origine…,
apparition».
Avec ce terme, dont l'antonyme est « la
mort », et à travers le jeu sonore sur les mots, Cadou met ici
vigoureusement en avant la force et pulsion vitale, ce souffle premier
d'une irrépressible poésie – victorieuse – joyeuse aussi. Un aspect
jubilatoire qu'il faut se garder de négliger, quelle que soit par
ailleurs la dimension saturnienne de l'œuvre.
En
témoignent par exemple dans « Joie courte » : « On entend le ciel rire / À
cloches déployées 3 », ou ces vers de «
Plain-chant » , dans Bruits
du cœur,
un recueil datant pourtant de 1941 : « Vivant je suis plus grand ce
soir que tous les morts // Et puis la route est belle // […] Et seul
vers le midi
j'arpente les rayons. » Ainsi, comme l'affirme Cadou dans Le Miroir d'Orphée en
son étude sur Pierre Reverdy, un de ses grands maîtres en poésie, le
vrai poète est-il « posté
à l'orée du miracle ». L'amour qui en effet « a suffi […] pour tout
changer 4 », « l'amour qui sublimise (sic) toute
chose 4 »
participe, bien sûr, de cette illumination qui nimbe, en particulier,
tant de poèmes d'Hélène
ou Le Règne végétal, par exemple « L'Aventure marine », où
Cadou évoque un « il » mystérieux, qui pourrait être un double du poète
« Ébloui par tant de
lumière » avec « son
cœur épanoui dans ses mains 5 ».
Car, oui,
René Guy Cadou appartient bien à cette étrange espèce - que certains
pensent, voudraient voir disparue - des lyriques inspirés.
Pour qui la poésie est « avant
tout incantation 6 » Pouvoir et possession dont
il revendique, en son recueil L'héritage fabuleux, le caractère absolu
comme invincible : «Vous
ne pourrez jamais rien contre ce chant qui est en moi et qui s'échappe
par ma bouche 7 » En atteste triomphalement
l'incipit de la Préface du recueil Hélène
ou Le Règne végétal : « Je n'ai pas écrit ce livre. Il
m'a été dicté au long des mois par une voix souveraine et je n'ai fait qu'enregistrer
comme un muet, l'écho durable qui frappait à coups redoublés l'obscur
tympan du monde.» Une voix qui le précède et lui survivra.
Même si
Cadou nous en avertit clairement dans ses Notes inédites : « il est faux de croire que la
poésie est avant tout une question d'inspiration 8
». Car si, pour lui, la poésie certes « est […] cette merveilleuse
clairière dans les bois, […] quelle longue marche avant d'y parvenir 9 » !
Nul
doute, et quelle que soit son estime pour le surréalisme (toutefois
limitée de fortes réticences), l'écriture automatique en tout cas n'est
guère au goût de Cadou, qui raille d'ailleurs volontiers « les chutes de vaisselle
surréalistes 10 ». Lui qui, plus classiquement,
estime au contraire que « la
réussite est le fait d'une longue patience 11 ».
Afin que la poésie se trouve «
d'elle-même portée par un rythme suffisamment agissant, voisin des battements du cœur,
jusqu'au moment unique où son chant rejoindra […] l'universel
concert 12 ». Un concert, là encore, qui le
précède et lui survivra.
Car
l'important pour Cadou est bien le chant, inaugural et invincible, on
serait tenté de dire également éternel - ce en quoi il rejoint Breton
le surréaliste, affirmant, à sa manière péremptoire : « chanter ou ne pas chanter voilà
la question et il ne saurait être de salut dans la poésie pour qui
ne chante pas.
» Un chant qui, pour Cadou également, signe le véritable surgissement
poétique, où la connaissance – intellectuelle – ne peut (n'a pas lieu
de) se manifester, là où persiste l'irréductible énigme du monde ; mais
là où, aussi, est appelée à se résoudre, par et dans le poème, cette
contradiction, si fondamentale et fondatrice chez Cadou, entre une foi
profonde en l'éternité et une conscience aiguë du trop éphémère passage
de l'homme sur cette terre.
Contradiction éminemment tragique, bien sûr, à l'aune de quoi se jauge
et juge d'ailleurs la valeur d'une œuvre - selon Pierre Reverdy, dans
Le Gant de crin
cité par Cadou dans Le
Miroir d'Orphée en son article intitulé « Présence d'un
surromantisme » : « La
valeur est en raison du contact poignant du poète avec
sa destinée ».
Tout est
dit. De cette lutte, aussi déchirante que fondatrice, entre allégresse
et désespoir, foi et doute, où s'affrontent la menace mortelle du
silence et l'exaltation jubilatoire du chant : « nous, qui avions choisi de
témoigner du passage de l'homme et de son éternité »
écrit ainsi Cadou, quelques lignes après sa citation de Reverdy.
Ce qui,
malgré tout, va donc le tenir éloigné « d'un certain nihilisme
intellectuel 13 » propre à ceux qui ne peuvent
croire en cette éternité.
Malgré la
mort de sa mère, qui brise son enfance : « La blessure de la première aube
/Au cœur sonore de mon enfance », évoquée dans Forges du vent. Premier
d'une série de deuils dont le souvenir va douloureusement irriguer sa
poésie : « Mes amis
morts et toi maman mon père Georges / Vous êtes là comme une poussière
de foin dans ma gorge / Vous me parlez vous m'empêchez de respirer /
C'est peut-être pourquoi j'ai envie de chanter 14 »
Malgré,
évoqué dans « Hurle-cœur », ce «
Bouquet du temps noirci de ciguës et de larmes 15
», qu'a été la confrontation avec l'Histoire tragique de son époque
marquée par la guerre, dont témoignent par exemple « Les Fusillés de
Châteaubriant 16 ».
Malgré
surtout la prescience de sa mort prématurée, qui surviendra en 1951, à
l'âge de 31 ans. Très vite à ses yeux en effet, « Il est trop tard 17 », « Un pied est déjà dans la
châsse 18 », «
Et les heures sont comptées 19 », ce qu'il tente
d'exorciser aussitôt, avec une ironie bien amère, par le détournement
d'un proverbe : « Mais
la vie la plus courte / Est souvent la meilleure » . Sans
rien ignorer de l'angoisse métaphysique ni de la tristesse qui
l'accompagne, cette acedia saturnienne des mélancoliques, ainsi
s'interroge-t-il : « Peut-
être bien/ Que tout au bout de cette vie il n'y a rien 20 »,
non sans avoir constaté, bien des années avant : «Tout est vain / La fenêtre et
l'aurore me restent dans la main 21 ». Quand,
dès son premier recueil, en 1937, on trouvait dans Brancardiers de l'aube
cette image tourmentée d'un doute et d'une déréliction sans issue : « Une latte d'espoir / au poteau de torture
/ Pour donner l'illusion d'une croix / Mais tout est truqué
».
Et
pourtant, dans Hélène
ou Le Règne végétal, le poète s'écrie « Ah ! Je ne suis pas métaphysique
», mais tout en affirmant en revanche dans Le Miroir d'Orphée « notre ambition a toujours été
d'ajouter à la connaissance du monde ». Aucune
contradiction cependant avec la mise en cause de la connaissance
évoquée dans la première citation de notre étude. La connaissance dont
il s'agit ici et dont la poésie est, pour Cadou, l'instrument,
n'emprunte pas des voies abstraites, conceptuelles, qu'il considère
antipoétiques, mais passe bien plutôt « par une puissance émotionnelle »,
seule garante de la survie en poésie. Comme on le lit dans les Notes inédites, « Les philosophes, les critiques
professionnels traitant
de la poésie n'ont
fait qu'apporter la confusion » et ne sont, le plus
souvent, selon Cadou, que des « Diseurs de Phébus », tel l'Acis de La
Bruyère, voire, beaucoup plus crûment encore et si l'on en croit
Reverdy lui-même dans une de ses lettres à Cadou, que des « emmerdeurs » !
Raison pour laquelle Cadou quant à lui, « tâche de [nous] parler avec les
mots les plus simples ». Des mots qui touchent le cœur, la
sensibilité du lecteur, parce que, et Cadou le revendique : « le cœur [l]e porte » 22.
Parce que « Qui dit
création dit amour » alors que « Qui dit invention dit
intelligence. »23
: l'ordre intellectuel n'est pas l'ordre poétique ! Pour Cadou,
finalement, « La poésie
n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses
usuelles ».24 Ce qu'il précise et nuance aussitôt « - usuelles comme le ciel qui nous
déborde », une formule qui rend bien compte de la
dimension sacrée accordée par le poète aux choses les plus humbles.
Et c'est
ce regard émerveillé qui, permettant la métamorphose poétique de
l'objet le plus trivial, en garantit l'éternité poétique. Une simple
toile d'araignée peut ainsi se transformer en astre, sous et par le
regard du poète : « L'étoile
d'araignée brille dans la serrure 25».
Un sacré,
profondément enraciné chez Cadou - lui entré en communisme en 1945 et
marié civilement en 1946 - dans une vivante tradition chrétienne. Comme
chez son autre grand maître en poésie, le cher « ami, Max Jacob, assassiné
», à Drancy en 1944 en raison de ses origines juives, et à qui est
ainsi dédié le recueil Pleine
poitrine de Cadou… Comme naguère Max Jacob rue Ravignan,
Cadou fait aussi l'expérience de la rencontre avec le Christ : « Rien dans ma raison ! / Rien
dans la folie !/ Mais lorsque j'éteignis ma lampe / Jésus était là dans
la chambre.26 ». L'expérience religieuse prend même une
allure à la fois quotidienne, moderne et modeste, voire triviale : « Mon Dieu je pense à vous comme à
un homme /
Assis sur la dernière plate-forme de la Tour Eiffel / Et qui roule
tranquillement une cigarette 27. Une manière qui
n'est pas sans évoquer celle d'Apollinaire dans « Zone », où « La religion seule est restée
toute neuve / Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation »
…
Simplicité d'autre part ancrée, très chrétiennement aussi dans
l'enfance. En se demandant : « Où
sont les clés de mon enfance / Le dernier carré de ciel bleu 28 »
ou « Cet enfant que
j'étais qui donc me le rendra ? 29 » Cadou, comme
Baudelaire avant lui, se fait le célébrant de cet âge, de son bonheur,
de sa nostalgie, de sa faculté d'émerveillement et de son pouvoir
poétique. Quant au mode hypothétique du début de « Genèse», « Si l'homme reprenait l'enfance
au premier geste 30 » , il ouvre enfin sur la possibilité,
la promesse en train de s'accomplir de l'amour comme de la poésie : « Et le soc d'une étoile nous
ouvre le chemin ».
Mais tout
en célébrant les pouvoirs de l'enfance, Cadou ne la pare pas non plus
d'un bonheur utopique, lui qui dit porter « Un cœur boiteux depuis l'enfance 31»
et se présente à nous « …pleurant
comme un enfant qui ronge / Un ennui délicieux comme une pomme
sure 32 ».
Mais la
vertu rédemptrice de la douleur n'est-elle pas aussi valeur chrétienne
?… Si dans Forges du vent, « Un
poème est prisonnier dans sa cage d'épines »,
si, tragiquement, dans Morte-saison « Demain tout recommence/ Les
mêmes coups de feu à l'orée du silence 33 », si
« La bouche
enfin tarie / Bon
voyage en enfer…34 », et alors même qu' « On n'œuvre […] que dans la
souffrance […] cette souffrance désirée, consentie et pure de tout sentiment, n'altère en
rien la joie rayonnante du poète », comme il l'affirme
dans Usage interne.
Crucifiants paradoxes d'une foi jubilatoire en l'éternité et d'un doute
mélancolique, conscient de la finitude, qui travaillent l'œuvre de
Cadou, comme « une
poussée contre la paroi abrupte du monde…35 » ou comme
cette interpellation à l'ami disparu : « J'attends tes reportages sur la
mort…
» !… Comment ne pas voir qu'ils trouvent néanmoins dialectiquement leur
résolution dans et par le poème, sa création grâce à quoi le poète « cet égaré sublime 36 »
enfin s' « évade / […]
Avec [s]on sac d'étoiles dans [s]a poche, / [s]a fronde à tuer les
heures / Et [s]on sifflet de merisier 37 ».
Parce que
la charge sonore et rythmique, qui manifeste dans l'instant-éternité du
poème sa condensation émotionnelle et l'énergie vitale de son souffle,
permet bien l'épiphanie d'un surcroît d'être, qui renaîtra comme le
phénix à chaque nouvelle relecture. Comme la naissance et l'enfance du
corps, celles du poème sont aussi – douleur et jubilation – le temps
privilégié où tout commence, où l'écriture donne enfin à l'ébranlement
vernal de l'émotion, la juste forme qui va permettre au lecteur de le
partager au plus près. Et, comme à un ordre nouveau du monde, la poésie
peut alors naître à ce surgissement soudain. Non pas en rupture avec la
réalité –chère à Cadou, lui qui affirme : « J'écris comme on laboure38 »
– mais une réalité, au contraire, magiquement augmentée, éternisée, où
le poète, abolissant d'un coup le temps, « se souvient de
l'avenir 39 ». Comme l'enfant, dont le
conditionnel de jeu s'avère aussi « conditionnel d'avenir »
!…
1 « Cornet d'adieu»,
Pleine poitrine, 1946, in Poésie la vie entière, Seghers, page
172.
2 « De la recherche poétique considérée comme jeu », Notes inédites,
ibidem, p. 429
3 « Joie courte », Années-lumière, 1939, ibidem, page 35.
4 Usage interne, ibidem page 390.
5 « L'Aventure marine », Hélène ou Le Règne végétal, ibidem, page 260.
6 Notes inédites, ibidem, page 427.
7 L'Héritage fabuleux, ibidem, page 319.
8 « Conseils et notes », Notes inédites, ibidem, page 417.
9 ibidem
10 « Les Liens du sang », Usage interne, ibidem, page 406.
11 ibidem
12 « Présence d'un surromantisme», Le Miroir d'Orphée, Rougerie, page
54.
13 ibidem, page 51
14 « La géorgique d'été », L'héritage fabuleux, in Poésie la vie
entière, page 32.
15 Grand élan, ibidem, p. 116.
16 Pleine Poitrine, 1946, ibidem, p. 169.
17 « Saisons du cœur », Morte-saison, 1940, ibidem, p. 41.
18 Forges du vent, 1938, ibidem, p. 23.
19 « La Part de Dieu », Années-lumière, 1939, ibidem, p. 36.
20 L'aventure n'attend pas le destin, 1947-48, ibidem, page 209.
21 « L'Inutile Aurore », Grand élan, 1943, ibidem, p. 12.
22 « Cœur sur table », Retour de flamme, 1940, ibidem, p.26.
23 Usage interne, ibidem, p 387.
24 ibidem, p. 387.
25 « Hors de moi », Bruits du cœur, 1941, ibidem, page 64.
26 « Possibilité du corps en trop », Tout amour, 1951, ibidem, page
349.
27 « Pensez, il en restera toujours quelque chose », L'héritage
fabuleux, 1948-49ibidem, page 314.
28 « Peine de mort », Années-lumière, 1939, ibidem, page 39.
29 « D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? »,
L'héritage fabuleux, 1948-49, ibidem, page 320.
30 « Genèse », Bruits du cœur, 1941, ibidem, Seghers, page 55.
31 Brancardiers de l'aube, 1937, ibidem, page 19.
32 L'aventure n'attend pas le destin, 1947-48, ibidem, page
210.
33 « L'amour du feu», Morte-saison, 1940, ibidem, page 52.
34 « Avant-sommeil », Bruits du cœur, 1941, ibidem, page 62.
35 « les liens du sang », Usage interne, ibidem, page 409.
36 Usage interne, ibidem, page 392.
37 Forges du vent, 1938, ibidem, page 21
38 « les liens du sang », Usage interne, ibidem, page 409
39 Notes inédites, ibidem, page 426.