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La Poésie et le féminin

(Incertain Regard n° 12, par Martine Morillon-Carreau)

   " Pour ne pas trop savoir ce qu'est la Poésie, nos rapports avec elle sont incertains " : comme Francis Ponge je ne sais pas trop ce qu'est finalement la Poésie, sinon que je tends vers elle de tout mon désir, de tous mes mots, de tout mon désir des mots.
    Or, en matière intellectuelle, je ne crois pas trop savoir non plus ce qu'est une femme... sinon qu'elle essaie tant bien que mal, exactement comme son homologue masculin, de tendre vers l'être humain.
    La double incertitude du poète qui se trouve être femme, ne me semble donc guère différente de celle du poète au masculin ! Il s'agit d'essayer, modestement, de chercher quelques éléments de réponse.

    La place de la femme dans la Poésie n'est tout d'abord pas la question première qui se poserait à un poète de sexe féminin. La femme, comme le remarquait Simone de Beauvoir de manière plus globale, ne se pose cette question qu'après confrontation raisonnée avec les autres, la société, l'histoire ; au moment où elle va mesurer le petit nombre de femmes reconnues comme créatrices en général, poètes en particulier ; au moment où elle apprendra  aussi l'ostracisme qui a pu frapper un poète comme Anna de Noailles, un sculpteur comme Camille Claudel.
    Après, avons-nous dit : c'est qu'en effet l'appel poétique est souvent premier, très tôt dans l'enfance, pour beaucoup sans doute avant même la conscience claire que l'appartenance à un sexe, cette " obligation alternative ", modèle les comportements, les activités, et conditionne surtout le regard que les autres portent sur vous.
    Premier donc ce besoin, désir, de jouer avec les mots, d'en jouir.
    Première la fascination pour ces mots et pour les histoires qu'on s'invente avec eux ; pour les images qu'ils suggèrent, engendrent, sans qu'on puisse s'arracher à leurs sons, leurs rythmes.

    Or, cette attitude première n'est évidemment ni masculine ni féminine ; tout simplement celle du futur poète : une femme qui écrit ne se demande jamais d'abord comment " être femme et poète " ou " comment vivre la poésie au féminin " pas plus qu'un homme ne se demande comment sa condition poétique s'arrange de sa virilité.
    Je suis poète et - par ailleurs, ceci étant " d'un autre ordre " - il se trouve que les autres m'objectivent comme femme, cette " obligation alternative " de notre espèce humaine,  alors qu'être poète c'est avant tout rendre compte (par les moyens propres à la Poésie) de l'appartenance à cette espèce humaine commune, même si les modalités humaines varient sans doute selon qu'on est homme ou femme ; mais ne varient-elles pas également d'un individu à l'autre, parmi les êtres de même sexe ?
    Quant aux thèmes abordés, il en existe au moins un commun aux deux sexes : l'importance accordée au sentiment amoureux ; et en cette matière la lectrice du poème masculin ne trouve pas étrange que le poète fasse de la femme aimée " l'objet " de sa poésie, de même qu'une Catherine de Pisan ou une Louise Labé faisaient de l'homme aimé " l'objet " de la leur. Ici encore la femme poète ne paraît guère différer de l'homme poète, sinon quantitativement, puisque les voix féminines sont beaucoup moins nombreuses à être reconnues.

    Qualitativement cependant, le statut de la femme aimée, objet de la poésie masculine est complexe : il va de celui d'inspiratrice, de " muse ", au statut de la femme aimée devenant la Poésie elle-même, chez Nerval par exemple, ou chez Breton. Incarner la Poésie, place la plus haute concédée par le Poète à la femme aimée, peut certes paraître un rôle séduisant, mais il s'agit d'une bien fallacieuse séduction. Parce qu'affirmer l'identité de la femme aimée avec la Poésie revient à consacrer radicalement son altérité - à la couper de l'humanité : le poète masculin, en proie à " l'amour fou " des mots , comme à celui de la femme, fasciné par la rutilante étrangeté de l'une et des autres, si comme Aragon il voit en elle " l'avenir de l'homme " ou comme Breton la seule " rédemptrice " possible de l'espèce humaine, la vit évidemment aussi comme radicalement différente de ce lui-même masculin, imparfait, mauvais... mais enfin créateur, mais enfin poète !

    Et de la différence à l'exclusion le pas s'avère souvent aisé à franchir : le ton masculin change quand, lasse de son rôle d' " objet " de Poésie, la femme prétend  endosser celui de " sujet " créateur, poète, à part entière. Tout se passe alors comme si, cette femme qui refuse son rôle d' " ange " parce qu'elle entend simplement faire ses preuves d'humanité, l'homme la précipitait soudain dans celui de " bête " ; au point qu'assimiler un homme à une femme devient une insulte, et c'est Rémy de Gourmont disant de Rimbaud " tempérament de fille " : à la fois insulte à l'homme et dépréciation du poète. Car la femme, cette Autre, comment pourrait-elle prétendre à la création artistique, cette modalité de l'humanité absolue, ce phénomène de culture par excellence ; alors que, chair qui enfante la chair mortelle des hommes,  elle est essentiellement, comme le pensait aussi Baudelaire " être de nature " et donc " abominable ",?

    Si elle n'est qu'autre, nature, quelle connivence pourrait-elle donc revendiquer avec l'acte d'écrire, ANCRE / ENCRE jetée au milieu des jours pour tenter d'immobiliser le temps ?
    Ce sont, comme l'expliquait déjà Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, des préjugés semblables qui, pesant sur l'inconscient depuis des millénaires, ont motivé les réactions des créateurs masculins face aux revendications des femmes ; celles d'un Paul Claudel à l'égard de Camille ou d'un Saint-John Perse, ami sincère de tant de femmes, mais écrivant : " Je n'apprécie guère l'encre féminine ".
    Le petit nombre de femmes reconnues créatrices n'a peut-être pas d'autres causes...

    En conclusion, si je suis poète, si je le sens, si je le sais - mais si le regard des autres me renvoie d'abord plus ou moins agressivement, plus ou moins habilement, mon image de femme, ma " féminitude ", il faut que ce regard puisse aussi me renvoyer un jour d'une façon privilégiée ma réalité de poète. Sans doute le problème n'est-il pas fondamentalement différent pour l'homme, mais, à cause du poids historique, la coïncidence entre son image masculine et sa réalité de poète se fait certainement beaucoup plus aisément dans l'esprit des autres.

                                                                                                                                        (Un certain Regard  n° 12, par Martine Morillon-Carreau)
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