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La poésie selon Monique W. LABIDOIRE :

 « MONTRER PRÉSENCE AU CHAOS »

(article de  Martine Morillon-Carreau, Poésie/première numéro 70)

Martine Morilon-Carreau a également présenté  l'oeuvre de Monique Labidoire au Mercredi des poètes (février 2018) - entretien et lectures-

https://youtu.be/oXlQHcF2X0E

« Mais je le comprendrais mieux encore / ce brin d’herbe si je le partageais » : c’est dans Saisir la fête, troisième livre de Monique Labidoire, paru en 1967 chez Guy Chambelland, qu’on peut lire les deux vers où se trouve formulée cette délicate et profonde notation. Pour celle qui a participé à tant de revues, consacré tant de notes de lecture, d’articles, ainsi qu’un essai, à la poésie des autres, animé tant d’ateliers de poésie, présenté avec compétence, empathie et générosité – au Mercredi du Poète – tant de poètes, célèbres mais aussi moins, voire peu connus, le partage et l’amitié ont en effet toujours beaucoup compté, en particulier lorsque la connivence poétique vient renforcer ce sentiment chaleureux. C’est d’ailleurs, d’emblée, sous ces auspices de l’amitié poétique, celle de Guillevic rencontré en 1962, que la jeune poète – née l’année de la publication de Terraqué – va grandir en poésie et peu à peu forger sa propre personnalité poétique.
    Mais cette évolution de son écriture ne l’empêche pas de toujours considérer Guillevic comme son « maître en poésie », lui qui avait préfacé Saisir la fête, titre faisant d’ailleurs écho et hommage à deux vers du grand poète de Carnac, pour qui « La poésie est le seul moyen d’aborder par les mots, quand on sait le faire, le son intérieur de tout réel ». On ne saurait mieux dire que proclamer ainsi essentielle, irremplaçable, la poésie aux mots justement choisis et agencés – mais qui ne doivent jamais être ornements vides et, dont le chant (si chant il y a), doit être celui même du monde, de son intime profondeur et complexité – « le respir et l’inspir de l’univers », selon la belle formule de Monique Labidoire dans son essai paru en 2006 chez Éditinter, S’aventurer avec Guillevic...
    Une conception poétique, depuis le départ donc, en totale connivence avec la sensibilité de Monique Labidoire, qui, dans le numéro 7 de 7 à dire, la revue de Jean-Marie Gilory, dénonce en 2003 le « péril » de s’adonner exclusivement à la recherche formelle, à ne faire que « creuser la matière ». Car, nous dit ici la poète, pour que « le poème vi[ve] son rythme élémentaire », il faut savoir « écouter le monde » ; et aussi « crier avec lui », afin de « 
montrer présence au chaos ». Magnifique formule !
    Et ces mots combatifs et fiers, où se percevaient, tout à la fois lucidité existentielle, volonté d’engagement et ferveur, dans la force vitale d’une écriture par ailleurs très maîtrisée, m’ont immédiatement touchée.

L’œuvre, à présent considérable de Monique Labidoire, s’affirme ainsi d’abord comme constamment enracinée dans la réalité.

 Depuis Solitudes, son premier recueil, paru en 1961, alors qu’elle n’avait pas vingt ans, Monique Labidoire a tissé une œuvre considérable et variée, qui compte maintenant près d’une trentaine de titres – de la poésie surtout.
    Citons, entre autres,
Natures illimitées (Le milieu du jour, 1995), avec une postface de Guillevic, Triptyque à la Bartavelle en 1997,  Jardin dans la Presqu’île aux éditions Alain Benoît, en 2001, Soudaines sources, aux éditions de Jean-Marie Gilory, Sac à mots, en 2006, L’intimité du poème, toujours chez Sac à mots, en 2014, avec une préface de l’ami et complice en poésie, Alain Duault...
    Et, ce qui n’étonnera guère de la part de cette poète du partage, il peut s’agir parfois d’une poésie à deux voix, comme
Épeler le monde (La Pierre faillée, 2004), « récit-poème » avec  André Labidoire, son mari, ou Dans le jardin obscur (Le Passeur, 2014) avec Alain Duault, une « libre conversation sur la poésie », où les deux poètes amis font alterner, dans un dialogue en forme de questions-réponses, textes de réflexion et poèmes.
    Monique Labidoire a aussi écrit de la poésie dite pour enfants, comme
l’âne et la myrtille (La Bartavelle, 1999) ou inspirée par l’enfance, comme D’une lune à l’autre (éditions Alcyone, 2017), livre de méditation poétique, adressé à son plus jeune petit-fils franco-japonais, Théo-Issey.
    Mais elle est également l’auteure d’un passionnant essai,
S’aventurer avec Guillevic et neuf poètes contemporains (Éditinter 2006) ; et d’un émouvant récit autobiographique, Une enfance et un peu plus (Éditinter 2010).
    Car, en la confrontant très vite aux tragédies de l’Histoire – cette Histoire « avec sa grande hache » – comme la désignait Georges Perec en son terrible jeu de mots, les premières années de Monique Labidoire nécessitaient bien mémoire et récit !
    Née en effet à Paris, pendant la seconde guerre mondiale, de parents hongrois réfugiés en France, où ils avaient espéré fuir les horreurs du nazisme, Monique Labidoire s’appelait alors Monique Welger – nom dont témoigne, en son patronyme d’auteure et simple initiale, un discret W : Monique W. Labidoire. Une initiale, telle une trace d’origine et dont la mémoire préservée est hommage à son père, disparu – assassiné – dans les camps de la mort. Elle évoquera avec pudeur cette période de sa petite enfance – où elle est contrainte de fuir, se cacher, pour échapper à la barbarie nazie – en particulier dans son émouvant récit, Une enfance et un peu plus. Mais l’ombre maudite d’Auschwitz hante aussi sa poésie, explicitement comme, par exemple, dans Mémoire d’absence (Éditinter, 2010), avec le terrible leitmotiv « Après les camps… » ou, en récurrent filigrane d’une poésie aux accents bien souvent saturniens, infiniment sensible au tragique de tant de destins humains.

 Dans Requiem pour les mots (Éditinter, 2009), elle prend ainsi en charge ― en les nommant ― les malheurs qui ont jusqu’à maintenant accablé l’humanité, quand elle évoque ces « mots saignants qui n’ont rien d’autre à faire que déchirer toutes les pages du livre » : « Misère Exil Épidémie Tsunami Génocide Famine Exploitation Esclavage Pauvreté », l’énumération transformant ici la simple énonciation en   dénonciation véritable.
     La composante saturnienne de l’œuvre peut aussi s’exprimer en courtes et fortes formules gnomiques comme avec, dans le premier volet de Triptyque, ces quatre chutes d’une suite de quatre poèmes au ton inspiré, où un même rythme et une même simple structure grammaticale martèle la constatation mélancolique : « Tout est fragment », « Tout est secret », « Tout est oubli », « Tout est mémoire ». Tandis que dans le deuxième volet du triptyque, intitulé « Monologue de la mémoire », la phrase retrouve complexité, ampleur et métaphores pour suggérer la menace : « La page d’ombre chemine vers des sanguines tamisées et dérive pour couvrir le hurlement des bêtes ».
     Mais elle n’oublie pas non plus la trivialité du matérialisme ordinaire, parfois convoquée au poème quand, dans Peuplement de la parole (Éditinter, 2003), « Les vitrines allumées de désirs prostituent leur dernier éclat ».

Si cette lucide prise en compte du malheur et du mal peut faire craindre une victoire possible de l’ombre, elle n’empêche pas la poète de quêter obstinément harmonie et lumière.

Attentive – ô combien – on vient de le voir, au monde et aux êtres, à la tragédie de la souffrance et de l’injustice qui les frappe trop souvent, Monique Labidoire n’est pourtant, en aucun cas, poète du désespoir. Son œuvre témoigne en effet, en contrepoint, de son obstination à quêter au poème lumière et harmonie. La lucidité qui, dans Gardiens de lumière (éditions Alcyone, 2016), lui fait affirmer : « Le monde noir de tourmentes et de sang dispose de notre temps », ne la conduit jamais à l’abandon de sa lutte contre l’ombre. Dès Saisir la fête – titre programmateur – on peut aussi lire ces vers : « Elle est venue vers nous cette fête/ Comme nous l’avions souhaitée », preuve que la jeune poète savait déjà accueillir ce qui nous advient d’heureux et, en particulier, la joie partagée.
     Ainsi, au fil des livres, l’auteure ménage-t-elle des images, des scènes, lumineuses, joyeuses où, comme dans l’âne et la myrtille, par exemple, « Des enfants courent /des enfants crient // C’est l’été ». Chez elle, l’œuvre de vie reste et s’affirme obstinée, illuminée par l’amitié, la fraternité, l’amour, comme par le plaisir de découvrir des paysages, naturels ou aménagés par l’homme, de faire corps et chair avec ce qu’elle contemple et goûte : « Le jardin explose d’images attentives, d’affection, de rassemblement, d’alliances » lit-on ainsi dans Jardin dans la presqu’île, tandis que L’exil du poème proclame que « La lèvre sait le moindre mouvement de la terre » ; une terre qu’elle a parcourue, explorée avec passion, comme en témoignent ses paysages de voyages dans, entre autres, Lointaines écritures.
     Mais la mémoire de l’écriture préserve aussi la saveur des joies sensorielles les plus anciennes, les plus simples, celles par exemple évoquées encore dans Gardiens de lumière : les « marrons dans la cour de l’école », « le goût des fruits, l’odeur des rues » ou la splendeur des « champs de tournesols » de l’enfance, qui proclament symboliquement ce constant tropisme solaire du poète gardien de lumière, à qui incombe – noble tâche en son apparente matérialité – de se faire « Poète du devoir », à l’instar d’un « compagnon assemblant la charpente » ! Une image empruntée au champ lexical de la construction, présente déjà dans la dernière phrase du dernier poème de Triptyque, où le chant de « maintenant » est appelé à ne « garder que l’ivresse des bâtisseurs ». Les mots, ainsi sauvés, « ramenés aux doigts d’une métamorphose », diront donc « une fois encore l’enchantement », celui de l’instant poétique – et l’on pense à Bachelard – de sorte qu’enfin « la présence, de haute lutte, gagne sur la nostalgie ».

 Or, si cette présence est bien dite conquise – et de haute lutte – c’est que « Le poème est une quête de compréhension du monde » et qu’on est contraint, comme on peut le lire dans l’anthologie Vous avez dit « poésie » ? (Sac à mots, 2003), de la chercher « dans quelque profondeur », jusqu’à recueillir du poème une véritable « révélation ». La merveille alors est bien que « Le poème nous révèle des choses que nous ne savons pas sur nous », comme nous le dit la poète en sa «libre conversation sur la poésie » avec Alain Duault, Dans le jardin obscur, où elle finit par constater ce tranquille triomphe : « Le poème peut désormais héberger le monde ».
    Car, on ne l’oubliera pas non plus,  l’écriture poétique lui apporte une vraie jubilation, véritable jouissance, qui a quelque chose à voir avec l’intensité de l’accomplissement charnel amoureux, comme elle le suggère si bien dans L’intimité du poème : « L’acte d’amour et l’acte de poésie s’unissent à l’apogée du jour ».

Pourtant, Monique Labidoire avoue qu’elle ne résout toujours pas le mystère de cette nécessaire, voire consubstantielle poésie, en tension constante entre l’énonciation / dénonciation des ombres du monde et le dire de ses appels lumineux : « Quelqu’un aurait-il réponse ? » demande-t-elle en 2003, dans Peuplement de la parole (Éditinter).
     Mais, décidément, et elle le constate toujours dans sa « libre conversation »  avec Alain Duault, « nous avançons en poésie avec un bandeau sur les yeux » et le « mystère persiste » –  ce mystère du surgissement poétique, de l’essence du poème, de son rapport à la beauté, à la vérité : une raison suffisante, sans doute, pour que le poème offre si souvent une réflexion sur l’écriture même de la poésie.


Car écrire de la poésie est un travail, qui implique de « Réinventer la patience ».

 Si le dire poétique participe en effet du monde et de son essence, si la poésie, comme toute chose humaine : l’amour, la mort, le rapport à la terre, aux autres êtres et à soi-même, est aussi du monde – pleinement – elle suscite à bon droit, en tant que telle, le regard et le questionnement du poète. Monique Labidoire, ainsi qu’Alain Duault le fait justement remarquer dans sa préface à L’intimité du poème, est « une poète qui pose des questions ». Et, si on a bien noté la réticence de Monique Labidoire à l’égard d’une écriture trop formelle, cela ne l’empêche nullement d’avoir longuement réfléchi sur la langue et l’écriture. Depuis l’enfance d’ailleurs, une enfance studieuse et d’abord bercée de sa langue hongroise familiale – d’où la nécessité où elle s’est trouvée, de beaucoup travailler pour parvenir à la maîtrise du français : «  L’école de la République m’a presque tout apporté » nous confie-t-elle avec reconnaissance à ce sujet, dans les quatre pages centrales que lui a consacrées le numéro 11 de 7 à dire, mais, ajoute-t-elle, « restaient des subtilités, sensations, affinités », qu’elle dit cependant n’avoir «  pénétrées qu’en rencontrant la poésie ». Des habitudes d’un travail exigeant, qu’elle continuera de mettre à profit dans l’élaboration de son œuvre.

 Onze ans séparent d’ailleurs Saisir la fête du livre suivant, Arythmies (Saint-Germain-des-Prés, 1978) – une recherche formelle, justement, d’une manière de dire différente : aux vers généralement assez brefs et de rythme marqué de Saisir la fête, succèdent dans Arythmies, des paragraphes d’unités poétiques de sens où, au début du livre surtout, le rythme parfois se brise, cassant la structure de la phrase comme pour mieux ménager une incertitude polysémique qui pose question. Mais on y trouve déjà les prémices de ce que sera, dans les livres suivants, le poème en prose selon Monique Labidoire, son rythme ample mais varié, ses phrases complexes beaucoup plus longues.

 Au fil des livres, les mots, l’écriture et en particulier ceux et celle du poème sont restés au cœur de l’attention, voire des interrogations, de la poète. En témoignent, non seulement le contenu des textes, mais aussi certains des titres de ses livres, comme L’exil du poème, L’intimité du poème, Lointaines écritures, Épeler le monde, Requiem pour les mots, Peuplement de la parole, mais également des titres de section comme, par exemple, « paysages du poème » dans Peuplement de la parole ou « polyphonie de la parole » dans Triptyque.
      C’est que, pour Monique Labidoire, non seulement « le poème nous engage » mais aussi que, comme le disait Guillevic en son Art poétique, « Le poème / Nous met au monde ». Ou plutôt ici,  osons le pastiche, nous fait grandir au monde car, nous dit la poète dans Peuplement de la parole : « Chaque jour décline le poème autrement».

Si, cependant, ce que nous offre le poème s’enrichit non seulement au fil de ses relectures mais aussi à celui de nos expériences de vie, il y faut de la patience. Jean-Louis Bernard, dans un article du numéro 34 de la revue Les Hommes sans épaules, consacré à Monique Labidoire, évoque ainsi ses « mots malaxés, façonnés, mis en bouche, pour un instant sauvé de l’oubli », dans une nécessaire « lenteur de l’écriture ». Et certes, nulle contradiction en cette association entre instant et lenteur, patience et instant. Les poètes, comme il est dit dans Soudaines sources, sont d’« Étranges voyageurs qui pren[nent] pour tout bagage les mots » et le temps du poème – dans ou par l’écriture et la (re)lecture – n’est évidemment pas le temps ordinaire. Jean-Paul Giraux, dans l’article qu’il consacre à Monique Labidoire, au numéro 68 de Poésie/première, le rappelle : « le poème [...] porte en lui une "horloge sans aiguilles", qui interdit de comptabiliser le temps qui passe ». Car si, comme elle le dit Dans le jardin obscur, la poésie est bien pour elle « L’art d’un instant privilégié qui est saisi au vol », saisir, ressaisir cet instant est effectivement l’affaire d’une longue patience... Le jeu de la persévérance, cependant, vraiment, en vaut bien la peine quand, ainsi que nous l’affirme l’auteure d’Arythmies : « Ici dans l’écriture, [...] la durée [...] s’illimite dans une trace indélébile » !

Mais, pour conclure, c’est à Guillevic que je voudrais laisser la parole, avec ces quelques phrases, tirées de sa postface à Natures illimitées : « Monique Labidoire est un poète. Elle donne cette communion avec d’innombrables choses dans leur intimité [...] Par l’acuité de ses sens en rapport avec son univers quotidien elle parvient à se faire ouvrir l’universel. Chez elle les choses vécues ou rêvées prennent la dimension du monde et son langage, à la fois plein et acéré, [...] nous plonge dans une expérience et nous rend à nous-mêmes ».
     Pour nous aider, en ce partage jubilatoire de la lecture, à l’accompagner, courageusement à travers l’ombre, dont il faut témoigner pour savoir l’affronter, mais dans l’harmonie, néanmoins, et la lumière d’une ouverture à ce « temps de l’espérance », évoqué dans D’une lune à l’autre, pour, en fin de compte, mieux « montrer présence au chaos ».

 (article de  Martine Morillon-Carreau, Poésie/première 70)



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