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« L’arbre comme un grand frêne » : « Mombin » arawak et « Oubon » caraïbe 

(article publié dans Les Cahiers de La Baule n° 81)

    Les langues comme les civilisations, quels que soient leur subtilité, leur musique, leur génie futurs, s’enfantent aussi dans la douleur : le plus souvent dans la violence et les affres de la conquête, de la domination militaire, politique, économique, et culturelle.
    Quand les Petites Antilles ont été découvertes par Christophe Colomb, dès son second voyage, en 1493 pour la Guadeloupe, en 1502 pour la Martinique, elles étaient peuplées d’Indiens ; des Indiens, venus du continent qui allait s’appeler plus tard l’Amérique du sud ; de mœurs guerrières, réputés même pratiquer l’anthropophagie, c’étaient les farouches Caraïbes, autour desquels allait se bâtir tout un mythe.

    Les Missionnaires européens, qui furent les premiers chroniqueurs de ces contrées, rapportent ainsi que les Caraïbes se vantaient volontiers d’avoir conquis ces îles de haute lutte sur leurs occupants antérieurs, une autre population indienne, également originaire de ce qui sera le Venezuela : les Arawaks, dont les historiens pensent qu’ils étaient de mœurs plus pacifiques. Potiers habiles, au sens artistique développé, les Arawaks qui s’adonnaient également à la pêche, vivaient depuis plus de mille ans en Martinique lorsque arrivèrent les envahisseurs caraïbes qui firent disparaître leur civilisation. Les guerriers caraïbes, qui finissent par massacrer les hommes arawaks, réduisent les femmes en esclavage.

    Arawaks et Caraïbes parlaient deux langues différentes quoique de même origine. Quand en 1635, le Français Belain d’Esnambuc plante la croix du Christ et les armes du roi de France sur le rivage de Saint-Pierre à la Martinique, cela fait plusieurs centaines d’années que les Caraïbes ont dominé puis exterminé les Arawaks. Or, au XVIIème siècle donc, d’après le Père Breton, les femmes continuent à nommer certains arbres, certaines plantes de leur nom arawak, transmis par voie maternelle, de génération en génération depuis leurs ancêtres féminines arawaks, alors que par exemple les vocables concernant la pêche et la chasse, activités masculines, sont des vocables caraïbes.
    Ainsi, le Père Breton évoque-t-il l’étrange cas linguistique de cet arbre, le prunier « mombin » - de la famille des Anacardiacées, qu’il décrit comme ressemblant à un frêne d’Europe, arbre qu’on connaît d’ailleurs toujours actuellement en Martinique sous son vocable créole « mouben » et qui, au moment où les Européens rencontrèrent les Caraïbes, aurait porté deux noms : les femmes l’appelant « mombin », selon sans doute la tradition de leurs ancêtres féminines arawaks, tandis que les hommes l’appelaient toujours de son nom caraïbe « oubon ».

    Le français et le créole sont venus, qui ont fait peu à peu se taire la langue caraïbe, comme la langue caraïbe avait dominé la langue arawak, mais créole et français ont repris à leur compte ce « prunier mombin », sans doute vestige millénaire arawak, émouvant témoignage minuscule d’une belle ténacité linguistique.

     Mais par-delà l’étrangeté de l’anecdote, et les aléas d’une Histoire qui façonne « avec sa grande hache » l’histoire des langues comme celle des peuples,  j’aime à penser que, dans la marge apparemment si étroite qu’elle nous concède,  une « liberté grande » s’offre cependant à nous : celle d’une « habitation poétique » de la langue française, accueillant, recueillant, dans le creuset du poème, la voix, les trouvailles et bonheurs linguistiques, l’âme peut-être – et si possible – des divers groupes humains qui la pratiquent en l’enrichissant d’une saveur et d’un éclairage nouveaux.


    Même haut feuillage
Et terre humide la même
L'arbre avait deux noms



    L'arbre
comme un grand frêne
mais nous offrant
prunes chaudes et couleur de soleil
comme un grand frêne d'Europe
portant feuillage haut dans le vent
mais avec les insectes de la chaleur
les senteurs fermentées de fruits tombés terre humide avec l'ombre qui brûle
arbre il y a très longtemps appelé
par les femmes ici
" mombin " mais " oubon " par les hommes

    Les mêmes fruits entre nous partagés qu'ils aient bien même nom ! 


Poèmes extraits de Midis sans ombre, LGR 2002
(Prix Jean-Claude Renard, Grand Prix de la ville de La Baule, 2003)

(Martine Morillon-Carreau,
Les Cahiers de La Baule n° 81)

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