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À Propos de poésie
Martine Morillon-Carreau, Signes n° 25 : « 33 poètes du pays nantais »

    Écrire l’aujourd’hui, « la grande illusion » ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’essayer de résoudre la tension entre poésie intemporelle et poésie d’un aujourd’hui, voire de l’aujourd’hui : c’est-à-dire viser l’intemporel à travers le dire des choses les plus humbles du monde – ici et maintenant ?
    Jamais je ne me demande pourtant si j’écris pour les autres ou pour moi.
J’écris pour écrire : c’est-à-dire tracer des signes, et laisser des traces qui fassent signe. Afin de – dans le témoignage modeste d’un passage hic et nunc –  tenter par l’invention d’une forme adéquate, sinon de coïncider avec ce qui est, du moins de m’en approcher .
    Mais si un nom est toujours « nom de quelque chose » et si le verbe, la parole, sont chemins vers
un sens, le poète contemporain plus ou moins orphelin du sens, se découvre corrélativement orphelin du verbe... dont le poème esquisse cependant une forme signifiante, dans le dire même de la déception du sens et du verbe. Sans doute l’humble, paradoxale, exaltante tâche de la Poésie : cette invention linguistique d’une forme, propre à rendre compte de l’expérience unique d’un individu, qui se trouve appartenir à une même communauté humaine au  sein d’un monde commun.

    Matériellement, je travaille avec papier, crayon et gomme, emportés partout ; puis passage au traitement de texte ; je laisse reposer, reprends, retravaille, jusqu’à ce que le poème me semble se mettre à parler, sonner juste, jusqu’à ce qu’il trouve voix et voie.
    Heidegger accusait la « littérature » d’oublier l’Être, estimant que la poésie a au contraire pour essence de « fonder l’Être par la Parole » : peut-être est-ce cela que j’essaie d’approcher, cherchant voix et voie, ce parler juste, comme une – très humble  et imparfaite – tentative de coïncidence avec ce qui est. Et, comme on dirait 
faire feu de tout bois , j’aime essayer de faire poésie de tout événement : à cela se limite notre maîtrise, non du temps, mais de nous-même dans l’écoulement du temps.

    Les lieux, quant à eux, et quoi que « la forme d’une ville » ait pu suggérer, semblent souvent traverser plus impunément le temps : si je contemple la mer, me reviennent, basse obstinée, des vers de Baudelaire ou de Hugo ; lorsque je parcours l’Andalousie, j’entends Lorca et Machado ; la vallée du Rhin résonne pour moi des Rhénanes d’Apollinaire : Les poèmes transforment les lieux évoqués en  autant de mystérieux palimpsestes. L’ « esprit » du lieu, que j’essaie de saisir à travers les sensations, émotions que ce lieu  suscite en moi, s’enrichit de ses mises en forme linguistiques antérieures. Je ne sais si on est poète d’un lieu ou dans un lieu, mais à coup sûr un lieu peut devenir pour jamais celui d’un poème, et lieu même alors de poésie ; lieu de l’étonnement, de l’enchantement poétique.
    Quant à moi, être humain (être de parole)  et poète (pointe extrême de l’être de parole)
, accidentellement né en France au XXème siècle et de sexe féminin, je demeure assez semblable et fidèle à l’enfant que je fus : en proie aux mots, aux choses, aux êtres, dans l’étonnement sans fin renouvelé du monde - et dans son enchantement sans fin désenchanté.

    Mais si la mort est terme de la vie, et fin vers laquelle tend apparemment toute vie individuelle comme celle des civilisations les plus brillantes, j’aime à penser que la Poésie, consubstantielle à l’homme comme les atomes qui le constituent, est quant à elle  et comme eux, porteuse de cette respiration, cette force, de ce mouvement cosmique vers la vie.
 

    Ici résident sans doute le mystère, et le charme aporétique de la Poésie : une langue, une forme approfondies, « creusées », inlassablement, non seulement pour elles-mêmes ou vers l’expérience de l’existence, mais bien vers ce surplus, surcroît, devenir d’être qui, jusqu’en leurs manifestations les plus simples, semblent devoir en excéder sans fin la formulation. Pierre de touche pour moi du poétique, belle question à débattre avec les lecteurs... et qui affleure en l’œuvre des poètes avec qui je me sens  le plus d’affinités : Villon, Shakespeare, Hugo, Baudelaire, Apollinaire, Saint-John Perse, Char, Paul Celan, Jorge Guillén par exemple.    Mais question dépassant certainement le domaine de la poésie au sens restreint, générique, du terme : cette invention linguistique d’une forme, apte à dire au plus juste les êtres et les choses du monde, voire – dans la tension entre fulguration d’une démesure de présence et avènement du rien – tentative, peut-être, de coïncider avec ce qui est. Mes préférences musicales, Pergolèse, Bach, Mozart, Chopin, Brahms, Poulenc, Satie, Messiaen, ma fascination pour l’art roman, la peinture d’Uccello, de Fra Angelico, Vermeer,  Georges de La Tour, Matisse, Morandi, Klee, Rothko, ou pour les autoportraits de Rembrandt et de Beckmann, sans que ces choix aient rien d’exclusif, me paraissent aller dans le même sens : celui d’une forme explorée comme un secret à déchiffrer, et finalement tendue vers ce qui en l’homme passe peut-être l’homme.

                                                                                                                         Martine Morillon-Carreau,  Signes n° 25 : « 33 poètes du pays nantais »


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